NE CHANGE RIEN (2009)
Pedro Costa
Par Alexandre Fontaine Rousseau
Ne change rien capte avec un minimum de découpage des
séances d'enregistrement, des pratiques musicales et des performances
en concert. Mais quel est en réalité le sujet du plus
récent film de Pedro Costa? La musique y semble à la limite
accessoire, une simple matière première par laquelle le
cinéaste portugais tente d'accéder à la substance
du temps lui-même. Et, à même ce temps défilant
inéluctablement, sa caméra cherche à capter un
instant précis de l'acte de créer - une étincelle
éphémère, fugace et immatérielle, à
laquelle elle tente tant bien que mal de s'agripper. Répétitions,
longues prises continues, plans fixes, noir et blanc: ces motifs visuels
qui définissent le minimalisme formel du film sont l'expression
d'une quête philosophique qui à partir d'un art (la musique)
en réfléchit un autre (le cinéma). Le sujet de
ce laboratoire est peut-être au fond l'expérience en elle-même,
la réflexion enclenchée par l'incertitude des images présentées.
Ne change rien, alors, serait un espace vierge autant qu'un
film abouti - la proposition d'une méthode autant que l'exécution
de celle-ci. Mais le long-métrage de Costa se démarque
avantageusement d'une foule d'autres exercices de style dans la même
veine par la circularité de son mouvement intellectuel, qui dépasse
le simple repli sur soi caractérisant la pensée post-moderne.
Le cinéma et la musique sont des arts. L'art est la vie. On aborde
l'art comme on aborde la vie. Filmons comme on joue de la musique, et
nous filmerons comme nous vivons.
Plutôt qu'une pensée globalisante du monde, Ne change
rien avance une compréhension de l'art et de la vie (deux
faces d'une même médaille, ici) qui se fonde sur l'observation
minutieuse des détails qui en constituent le complexe mouvement.
Peut-être est-ce par la simplicité de ces détails
que l'on peut aborder ce qui par son envergure dépasse l'entendement?
Chose certaine, il se cache derrière l'apparente modestie du
sujet une ambition abstraite qui dépasse la surface des images,
leur insufflant une densité parfois vertigineuse. Lorsque la
caméra fixe le visage de l'actrice/chanteuse Jeanne Balibar pendant
un cours de chant, on ne peut s'empêcher de remarquer la multiplication
des interruptions alors que la caméra continue quant à
elle de tourner; ou l'énervement grandissant de la chanteuse,
qui ne fait qu'augmenter au fur et à mesure que se multiplient
les critiques à l'égard de son interprétation.
Le dispositif, ici, permet de saisir l'effort déployé
pour que chaque mot entonné soit parfait; et c'est ce désir
de perfection qui semble motiver tant la manière de filmer que
les actes captés. Ces musiciens sont animés par l'obsession
de la prise sans faille, tandis que les failles de leur exécution
alimentent la perfection des prises de Costa. Cette superposition des
processus créatifs est riche en signification, tout comme la
mise en relation des différents modes paradoxaux d'expression
musicale: le concert et le studio, le rock et le classique, l'improvisation
et la composition.
C'est par les nuances de sa structure tout autant que par la finesse
de sa photographie claire-obscure envoûtante que Ne change
rien se distingue du documentaire musical traditionnel. Cette structure,
qui peut dans un premier temps paraître vaguement erratique, produit
du sens par les juxtapositions qu'elle propose sans jamais les imposer.
Ainsi ce qui peut nous apparaître comme une simple suite de plans
sans ordre spécifique sous-tend une progression non pas dramatique
ou narrative, mais belle et bien artistique, liant les événements
captés par une logique comparative implicite. Des premiers essais
jusqu'à l'oeuvre finale exécutée, les différentes
pièces se construisent sous nos yeux brique par brique un peu
comme Godard démontait la fabrication de la chanson Sympathy
for the Devil dans le film du même nom. Sauf que Ne change
rien offre plutôt qu'un raisonnement une perception nouvelle.
Invité par l'austérité du style à porter
une attention accrue aux actions, c'est le regard du spectateur qui
est enrichit par le film de Costa. Plus encore qu'un sens, c'est un
rythme méditatif que confère le cinéaste au réel
filmé - rythme répondant à l'infinie minutie de
la prise de son, à cette précision accrue de l'ouïe
placée dans le noir. Le cinéma est un regard d'abord,
un regard que le spectateur redécouvre ici (et c'est là
la singularité du projet) par l'entremise d'un rapport intime
au son. Ne change rien initie l'adoption graduelle d'une vision
qui perce sa pénombre ambiante; c'est un univers auquel on s'habitue,
une démarche fixe au sein de laquelle c'est le spectateur plutôt
que le film qui évolue.
En bout de ligne, la musique est un passage ouvert vers autre chose
bien plus qu'un sujet achevé. Le sujet, c'est plutôt le
cinéma réduit par ce cas de figure à son strict
minimum: l'acte de photographier, de voir et de retransmettre une impression
du réel de manière juste et pertinente, certes, mais surtout
originale. Quel rôle se donne alors le cinéma? Un autre
des plans admirables du film, une amusante anomalie au premier degré,
recèle du moins en partie la clé de cette énigme:
la caméra y fixe deux femmes qui écoutent la radio, fascinante
image-miroir qui, au-delà de son indéniable qualité
pittoresque, renvoie directement à la position qu'occupe le spectateur.
Le cinéma, pour Pedro Costa, c'est cette pause qui permet le
déploiement d'une attention à l'infime, la découverte
par le vide d'une acuité amplifiée. Regarder l'écoute,
tenter d'offrir une image du son; créer avec les éléments
du réel une cartographie nouvelle des sensations qui soit dans
une vaste mesure propre au médium cinématographique. Ne
change rien élabore un pari formel osé autour d'une
ligne directrice fugitive, n'hésitant pas à soulever plus
de questions au lieu d'offrir des réponses à celles qu'il
a précédemment posé. C'est un film qui s'apprivoise
au fil des plans, s'apprécie au gré des réflexions
à posteriori sur la nature de son projet esthétique. Par-dessus
tout, la démarche de Pedro Costa possède la qualité
rare d'éviter les certitudes préconçues; et Ne
change rien grandit avec nous, s'insinuant délicatement
là où d'autres cherchent à s'imposer brutalement.
Version française : -
Scénario :
Pedro Costa
Distribution :
Jeanne Balibar, Rodolphe Burger, Arnaud Dieterlen,
Hervé Loos
Durée :
100 minutes
Origine :
Portugal, France
Publiée le :
23 Octobre 2009