NAKED LUNCH (1991)
David Cronenberg
Par Alexandre Fontaine Rousseau
Certains livres possèdent cette réputation d'être
absolument impossibles à adapter, une image qui leur donne une
aura presque mythique... ainsi qu'une bien mauvaise réputation
auprès des producteurs. Il s'agit souvent d'oeuvres cultes, telle
Fear and Loathing in Las Vegas d'Hunter S. Thompson, qui font
naviguer leurs personnages dans un délire surréaliste
où s'entrecroisent la réalité et les illusions.
Bref, des livres dans la veine du Naked Lunch de William S.
Burrough, véritable monument de la contre-culture américaine
qui avait provoqué une impressionnante controverse à sa
publication en 1959. Le fait que David Cronenberg ait osé adapter
ce classique est un exploit en soi. Que son film soit une réussite
tient tout bonnement du génie.
C'est que Cronenberg, plutôt que de prendre la voie conventionnelle
de l'adaptation littérale, a décidé de traiter
le projet d'une façon très personnelle et d'en faire à
la fois une transposition du roman sur pellicule et une oeuvre vaguement
biographique sur la vie de Burrough. Si Cronenberg prend d'énormes
libertés par rapport au matériel original, le résultat
final est une fascinante allégorie du processus créatif,
en plus d'être une hallucination cauchemardesque des plus convaincantes.
Le film suit donc les péripéties pour le moins rocambolesques
de William Lee (Peter Weller), un exterminateur d'insectes refusant
obstinément d'écrire malgré les encouragements
de ses deux meilleurs amis, respectivement sosies de Kerouac et de Ginsberg.
Lorsque sa femme Joan (Judy Davis) lui fait découvrir les joies
de s'injecter de la poudre insecticide dans les veines, William perd
progressivement tout contact avec la réalité et en vient
à imaginer une gigantesque supercherie au coeur de laquelle il
est en fait un agent secret au service de forces obscures qui le contactent
par l'entremise d'un insecte géant.
Après avoir tué sa femme dans d'étranges circonstances,
Lee se réfugie dans l'Interzone, hallucination complexe où
il peut enfin exterminer toute pensée rationnelle et écrire
librement. D'une grande richesse thématique, le délire
psychotique auquel nous convie Cronenberg est non seulement une formidable
exploration de la création mais aussi une oeuvre dramatique frappante
sur la dépendance, la manipulation et le pouvoir. Certains seront
tout simplement repoussés par l'univers visuel tordu du film,
mais cet univers grotesque est justement ce qui unit Cronenberg et Burrough.
Si l'excellente réalisation de Cronenberg est l'un des éléments
clés du succès de cette ambitieuse entreprise, Naked
Lunch n'aurait pas été une telle réussite
sans ses effets spéciaux et ses décors formidables ou
sans l'interprétation tout simplement parfaite de Weller. Son
jeu détaché et ironique ne fait que rendre l'ensemble
encore plus délirant en plus d'y ajouter une touche d'humour
rendant le tout digestible.
Car, il faut bien se l'avouer, Naked Lunch ne plaira pas à
tous. À la fois provoquant et intelligent, le film de Cronenberg
est une expérience sombre et dérangeante, un véritable
badtrip qui cri haut et fort que la création véritable,
celle qui vient du plus profond de soi, nécessite du courage,
de la détermination ainsi qu'un brin de folie. Que c'est un voyage
personnel qui n'est pas sans dangers mais que c'est grâce à
celui-ci que nait l'art. Lorsque l'on pense qu'entre des mains moins
habiles que celles de Cronenberg, le film aurait pu n'être qu'un
cocktail sordide de sexualité tordu et de drogues étranges,
on ne peut que se réjouir devant le travail formidable du réalisateur
canadien.
Version française :
Le Festin nu
Scénario :
David Cronenberg, William S. Burrough (roman)
Distribution :
Peter Weller, Judy Davis, Ian Holm, Roy Scheider
Durée :
115 minutes
Origine :
Canada
Publiée le :
19 Avril 2004