MYSTERIOUS SKIN (2004)
Gregg Araki
Par Jean-François Vandeuren
Cela fait à peine quelques années que le cinéma
américain commença finalement à s’intéresser
d’une manière un peu moins discrète à certains
des sujets les plus délicats et tabous du monde actuel. Mais
même si les cinéastes abordant de telles problématiques
le font la plupart du temps d’un point de vue aussi réaliste
que possible, ces initiatives nous ramènent plus souvent qu’autrement
à des événements qui eurent lieu plusieurs années
auparavant. Est-ce dans le but de ne pas brûler les étapes
et d’habituer progressivement le public à un cinéma
qui sera éventuellement beaucoup plus proche de la réalité
sociale actuelle? Seul le temps nous le dira. En attendant, Gregg Araki
retourne visiter les recoins de cette adolescence trouble qui ont toujours
été sa marque de commerce afin d’aborder le cas
de la prostitution juvénile et de la pédophilie. Mysterious
Skin nous présente ainsi deux personnages qui furent victimes
de pédophilie, mais qui ne connurent pas le même destin
par la suite. Neil McCormick (Joseph Gordon-Levitt), ouvertement homosexuel,
commença à se prostituer pour son propre compte, tandis
que Brian Lackey (Brady Corbet), ne réussissant pas à
se rappeler clairement les événements, croira de plus
en plus qu’il a été enlevé par des extra-terrestres.
Le film d’Araki prend ainsi forme à l’intérieur
de deux sphères immatures et déstabilisées sans
que l’œuvre ne le soit pour autant, ce qui n’avait
pas toujours été le cas de bien des entrées fort
discutables dans la filmographie du cinéaste dans le passé.
Si la tâche d’adapter le roman de Scott Heim était
revenue à un réalisateur comme Larry Clark, il est probable
que Mysterious Skin aurait été filmé sans
pudeur par souci de créer un autre opus faussement réaliste
digne de la facture aux allures de torchon à laquelle le réalisateur
américain nous a habitué depuis un peu plus de dix ans.
De son côté Gregg Araki ne tente aucunement de faire de
son film un exercice de style cherchant à exploiter ses thématiques
aussi explicitement que possible. Ce dernier remplace ainsi une telle
approche, qui aurait été de toute façon inappropriée
dans le cas présent, par une réalisation plastique particulièrement
efficace. Celle-ci est d’ailleurs superbement supportée
par les élans shoegaze de la trame sonore. Araki traite
ainsi les scènes moralement plus difficiles de son effort avec
cynisme et détachement. Un détail dont la présence
se fait sentir également au niveau du jeu des comédiens
qui, tout en jouant la note de l’exagération, contribue
malgré tout à rendre effective une mise en scène
dissimulant qu'à moitié ses séquences les plus
lourdes.
Certains détails de la facture du film d’Araki ne sont
pas non plus étrangers à la manière dont Todd Solondz
souleva le cas de la pédophilie dans son foudroyant Happiness.
L’évolution psychologique des deux principaux personnages
se veut d’ailleurs des plus pertinentes, suivant une narration
en voix off conférant bien souvent au spectateur un rôle
de psychiatre. L’effort expose assez bien également les
relations de causalité de cette problématique en ce qui
a trait à l’éducation, l’environnement familial
et l’interprétation des événements extérieurs.
Un point par rapport auquel Araki effectue aussi un parallèle
extrêmement intelligent avec toute l’idée de la mémoire.
Mais pour arriver à de telles observations, Araki a par contre
souvent recours à des généralités. Un problème
qui se veut particulièrement dérangeant lorsque ce dernier
fait le portrait des habitants d’une petite ville américaine
en insinuant que la majorité des hommes dans la quarantaine y
vivant seraient pédophiles. Cela lui permet néanmoins
de développer un ton pour le moins satirique, lequel sera d’ailleurs
particulièrement bien exploité dans le cas du personnage
de Brian Lackey, dont l’obsession pour les histoires d’enlèvements
extra-terrestres laissera progressivement la place à une forme
de vérité qui lui fournira bien des explications sur plusieurs
de ses comportements.
Gregg Araki nous offre ainsi son œuvre la plus mature à
ce jour. Un résultat auquel ce dernier ne sera pas parvenu en
reniant nécessairement les thèmes qu’il a toujours
affectionnés. Le réalisateur reprit en ce sens le cas
de personnages adolescents qui n’ont plus le contrôle sur
eux-mêmes, mais qui tentent malgré tout de s’adapter
pour éventuellement atteindre une certaine forme de bonheur,
même si cela signifie commettre l’irréparable. Araki
passa pour ce faire par une mise en scène s’éloignant
considérablement des attributs ordinairement plus naturels de
ce genre de scénario afin de favoriser l’élaboration
d’un univers dans lequel on se balade en sachant toujours pertinemment
qu’il s’agit d’une fiction. Mais le nombre élevé
d’observations toujours justes et l’ajout d’une touche
poétique à l’ensemble mène néanmoins
à un résultat d’une étonnante véracité.
Il faut dire que Mysterious Skin sait aussi prendre des risques
le temps venu par le biais de scènes plus explicites sans chercher
à ce que cela devienne une habitude. De bien des manières,
c’est ce contrôle étonnant qu’Araki possède
sur l’univers de son film qui en fait une réussite.
Version française : -
Scénario : Gregg Araki, Scott Heim (roman)
Distribution : Joseph Gordon-Levitt, Brady Corbet, Elisabeth Shue,
Jeffrey Licon
Durée : 99 minutes
Origine : États-Unis, Pays-Bas
Publiée le : 5 Février 2006
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