MY DARLING CLEMENTINE (1946)
John Ford
Par Louis Filiatrault
« Tombstone ». Le mot-même est porteur d'une connotation
sombre. Bien plus que simplement reliée à la mort par
le bras gauche, la pierre tombale l'immortalise en date et lui donne
un lieu de repère ; son témoignage est catégorique
et définitif, et fait donc peur. Ceci dit, nul ne sait quelle
idée tordue traversa l'esprit des fondateurs du petit village
isolé de Tombstone, sinon celle de prêter au lieu de leur
labeur un caractère hostile et dérangeant qui ne s'avérait
peut-être pas si véritable.
My Darling Clementine relate les aventures véridiques
du célèbre cow-boy Wyatt Earp lors de son bref séjour
à Tombstone, au cours du 19ème siècle américain.
Victime du vol de son troupeau et du meurtre de son frère cadet
aux mains de terribles bandits, Earp s'engage comme maréchal
de la petite communauté afin de trouver vengeance personnelle
auprès des malfrats. Au passage, il vivra des tensions avec le
« chef » cynique et bouillonnant de la bourgade, le tout
aussi célèbre Doc Holliday, puis fera la rencontre de
Clementine Carter, une ancienne amante du Doc, dont il s'éprendra
au premier coup d'oeil. Après une série de poursuites
et de péripéties, l'action culmine au moment de la fameuse
confrontation au « OK Corral », dont les détails
spécifiques demeureront à jamais incertains.
Plusieurs versions cinématographiques du récit avaient
déjà été réalisées avant que
le vétéran John Ford et son scénariste Samuel G.
Engel ne décident de le faire leur, mais aucune n'avait eu l'audace
de plonger sous la surface de ces événements sensationnels
afin d'en soutirer une matière singulière. En ce sens,
les auteurs optèrent pour un traitement hautement original de
ce sujet somme toute classique. Les distinctions se repèrent
à même le titre ; là où les essais précédents
plaçaient l'accent sur le récit d'action ou même
sur le simple pouvoir évocateur du lieu (Tombstone: The Town
Too Tough to Die), My Darling Clementine accorde une importance
particulière à la délicate dimension sentimentale
s'intégrant subtilement à la réalité de
son héros. Si le cinéma ne plonge pas encore à
même l'intériorité profonde de ses protagonistes,
la progression dramatique du film n'en demeure pas moins guidée
par celle, psychologique, de ses personnages, ce qui constitue sa modernité,
l'inverse (l'action devançant la psychologie) demeurant la voie
convenue empruntée par le cinéma commercial de notre époque.
Mais si la révélation ne s'effectue pas dans l'action,
elle doit nécessairement se réaliser à travers
un contact minimal avec une nouveauté quelconque. C'est aussi
dans cet esprit que John Ford orchestre avec justesse des scènes
d'atmosphère et de découverte d'une poésie aussi
simple que prenante. Après quelques séquences de mise
en situation sobres et sans fioritures, le film devient avant toute
chose la chronique des nuits et des jours de Tombstone, le récit
principal minimaliste devenant quelque peu secondaire. Insolites, organiques
et patientes, plusieurs des scènes de développement de
My Darling Clementine dépassent la simple reconstitution
d'époque et deviennent des tableaux vivants à part entière
auxquels s'intègrent les interactions au sein d'un noyau fermé
de personnages forts et significatifs. Le western ne connaît pas
encore l'éclatement de la forme, mais aspire à quelque
chose de plus grand par un jeu sur le ton et par la nuance des thèmes,
brouillant la frontière entre le bien et le mal et choisissant
la méditation.
Western classique dans ses préoccupations, Clementine
demeure un film sur l'arrivée de la civilisation dans un territoire
hostile et fait montre d'une grande intelligence dans sa manière
de l'illustrer. Apparaissant d'abord affublé d'une barbe hirsute
et virile, Wyatt Earp s'empresse de visiter le barbier nouvellement
équipé dès son arrivée à Tombstone.
L'inauguration d'une église au cours de la scène centrale
donne lieu à un moment de tendre solennité que vient souligner
le magnifique hymne Gather at the River. Quant à elle,
l'élimination de la « sauvage » d'origine et du «
sauvage » de caractère s'avère particulièrement
éloquente, autant que ne l'est la promesse d'un amour entre le
représentant de l'ordre et l'incarnation de la pureté.
Mais les angles tranchants de ces conclusions se trouvent atténués
par la formation de liens dramatiques complexes entre les différentes
figures, le Doc Holliday s'engageant dans la voie de la rédemption,
le héros vivant la désillusion face à certains
espoirs ou se découvrant des failles inattendues. En somme, il
s'agit d'un traitement d'une étonnante nuance de thèmes
connus.
À l'image de la richesse thématique de son film, John
Ford signe une mise en scène d'une rare puissance. Si les splendeurs
formelles de la Monument Valley fournissent la matière esthétique
à des compositions vastes et lumineuses, le cadrage serré
ainsi que la photographie d'un noir et blanc sombre et très contrasté
procurent à de nombreuses scènes dramatiques d'intérieur
et de nuit une étouffante intensité à rapprocher
du film noir. Rigoureuse et dépouillée, la réalisation
laisse au spectateur le plaisir d'admirer une distribution à
couper le souffle. Dans le rôle du robuste Wyatt Earp, l'inébranlable
Henry Fonda livre l'une des très grandes prestations du cinéma
américain, conférant à son personnage juste et
bon une amertume qu'aucun dialogue ne saurait dicter. À ses côtés,
Victor Mature sidère dans le rôle du Doc, traduisant à
la perfection le mélange de détermination et de fatalité
inhérent à son personnage.
Se dénouant dans une violence non provoquée par le héros
-- celui-ci proposant la capitulation pacifique -- puis s'achevant sur
une finale toute en tendresse voilée, My Darling Clementine
laisse pantois devant son approche noble et consciencieuse du mythe
fondateur de l'Amérique. On ne saurait encore parler de «
réalisme », mais, poursuivant dans la veine de Stagecoach
en 1939, le film pose un regard lucide et complexe sur la difficulté
des rapports dans un contexte d'isolement, en plus de déplacer
l'intérêt d'un récit convenu vers quelque chose
de plus important que la violence et l'action (demeurant néanmoins
spectaculaire). Par son étonnante profondeur et son humanisme,
ce chef-d'oeuvre des années '40 demeure un trésor de la
cinématographie américaine et mondiale, tirant aussi avec
assurance son épingle esthétique du jeu dans le contexte
d'un cinéma encore sous le choc de Citizen Kane.
Version française :
La Poursuite infernale
Scénario :
Samuel G. Engel, Winston Miller
Distribution :
Henry Fonda, Linda Darnell, Victor Mature, Cathy
Downs
Durée :
97 minutes
Origine :
États-Unis
Publiée le :
4 Juillet 2007