MOONRAKER (1979)
Lewis Gilbert
Par Alexandre Fontaine Rousseau
Si tout s'était déroulé comme prévu en 1977,
c'est For Your Eyes Only qui aurait dû prendre d'assaut
les écrans en 1979; c'est du moins ce que promettait le générique
concluant The Spy Who Loved Me, sommet incontestable de l'inégale
période Roger Moore. Mais le succès de Star Wars
la même année chamboula tout, et il fût décidé
dans un élan d'inspiration créatrice à ce jour
inégalé (lire: suite à un coup de tête opportuniste)
que James Bond serait catapulté dans l'espace à l'occasion
de sa prochaine aventure. Évidemment, l'écriture d'un
scénario original et inventif ne fût qu'une préoccupation
secondaire pour les concepteurs dudit film; on recycla les grandes lignes
du scénario du 007 précédent, en prenant bien soin
de substituer les mots «eau» et « sous-marin »
par les termes « étoiles » et « fusée
»... et le tour était joué. L'agent secret le plus
lucratif de l'histoire du cinéma était fin prêt
pour sa ballade cosmique et Moonraker était mis en chantier,
toujours sous la tutelle du chevronné technicien Lewis Gilbert.
L'entreprise, qui sur papier semble relever de la catastrophe annoncée,
sera au contraire un succès commercial retentissant. Mais, surtout,
Moonraker se distingue par son haut degré d'auto-dérision
- s'assumant à la limite comme une parodie des conventions de
la série - et demeure pour cette raison l'un des épisodes
les plus divertissants d'une ère Moore frappée d'emblée
du sceau de la légèreté.
Lorsqu'une navette spatiale appartenant au gouvernement britannique
disparaît, l'agent secret le plus plaisancier de la profession
est chargé d'enquêter sur le cas d'Hugo Drax (Michael Lonsdale)
- proverbial mégalomane multimilliardaire ayant fait fortune
dans le domaine aérospatial. Suite à un premier attentat
peu subtil sur sa personne, le perspicace Bond suspectant anguille sous
roche suit les indices jusqu'à une base secrète au Brésil
à partir de laquelle Drax prévoit lancer l'opération
«Moonraker» - ambitieux croisement entre l'Arche de Noé
et le Troisième Reich à saveur d'environnementalisme dément.
La folle aventure se terminera sur la station spatiale de l'aspirant
maître du monde, prise d'assaut par des soldats stellaires américains,
où Bond s'alliera à son ancien ennemi Jaws (Richard Kiel)
pour déjouer les plans d'épuration sélective de
l'espèce humaine manigancés par le cruel Drax. Bref, l'excès
est à l'ordre du jour - comme toujours avec Lewis Gilbert, qui
aura réalisé les trois films à grand déploiement
de la franchise: You Only Live Twice, The Spy Who Loved
Me et finalement ce Moonraker qui convoite de toute évidence
le titre de plus démesuré volet d'une saga déjà
reconnue pour ses entorses répétées au réalisme...
À l'aide d'un budget colossal selon les standards de la série,
Gilbert allait orchestrer un festin d'effets spéciaux mêlant
allègrement l'absurde au spectaculaire; les temps morts se font
rare dans Moonraker, qui établit rapidement son rythme
de croisière et réserve ses quelques relâchements
à des gags d'un goût fréquemment douteux. Se délestant
dès la séquence d'introduction de toute prétention
au « sérieux » relatif du film d'espionnage traditionnel,
le onzième James Bond opère à partir d'un double
jeu auto-référentiel: au récit de son prédécesseur
direct, d'abord, auquel il colle de si près que l'on peut littéralement
l'employer pour remplir les trous d'une intrigue rapidement esquissée
au profit de l'action, et dans un second temps à toute une mythologie
déjà bien établie par tous les volets précédents.
En ce sens, Moonraker constitue probablement le moment de la
série où l'adhésion du public aux règles
constitutives d'un tel film est le plus nettement prise pour acquis
- et où, par conséquent, les créateurs se sentent
le plus libre de se faire plaisir, et d'exploiter de manière
excentrique cette relation de complicité s'étant établie
entre l'univers filmique et le spectateur.
À n'en pas douter, il s'agira du plus populiste des Bond à
ce jour - hypothèse qui trouve sa confirmation dans le succès
record du film au box-office. Mais, paradoxalement, Moonraker
établit plus que tous ses prédécesseurs un «
discours d'initiés » qui trouvera sa validation commerciale
dans cette réalité qu'en 1979 l'agent 007 est véritablement
un phénomène culte à grande échelle, une
icône consacrée de la culture populaire internationale.
Pour cette raison, le film va survivre à une réception
critique généralement défavorable lui reprochant
son absence de sérieux et la faiblesse de son scénario.
Ce qui échappe généralement aux détracteurs
de Moonraker, c'est la nature volontairement exponentielle
de son rapport aux clichés. Le film propose une gigantesque caricature
où Roger Moore assume pleinement sa version du mythe James Bond,
sorte de play-boy accomplissant l'impossible avec nonchalance. Dès
lors, les péripéties du film desservent surtout à
la construction de cette image du personnage. Chaque destination devient
un costume que porte Moore, et simultanément un fantasme d'exotisme
ou de luxe offert au spectateur: James Bond le cowboy en Amérique
du Sud, James Bond le séducteur dans la romantique ville de Venise,
James Bond le fêtard à Rio de Janeiro. Voilà un
programme chargé qui laisse somme toute peu de place à
James Bond, l'agent secret. Ce dernier, avec Moonraker, est
une bonne fois pour toute éclipsé par ce personnage adouci
de bouffon dandy qui allait peu à peu s'épuiser dans la
deuxième moitié de l'ère Moore.
Heureusement, tout dans ce Moonraker plus grand que nature
est si ouvertement outrancier, et le second degré y est si pleinement
assumé, qu'il s'avère difficile d'en critiquer en toute
bonne foi le ridicule. Comédie d'action, légère
et un tantinet débile, cette version à la sauce science-fiction
d'une recette déjà bien établie n'a pas l'intention
de réinventer la roue - mais plutôt de la faire tourner
à une vitesse démentielle: poursuites en gondole motorisée,
combats spatiaux et projets d'annihilation quasi-totale de l'humanité.
Les enjeux sont ici élevés et, pour cette exacte raison,
le film transcende les origines très intimement liées
à une tendance passagère de sa conception pour demeurer
« crédible » trente ans après sa sortie: les
réalisations techniques et les fluctuations sociales n'ont pas
eu raison de la démence consommée du plan de Drax - auquel
un Michael Lonsdale glacial confère une gravité cérébrale
en parfait contraste avec l'hystérie ambiante. Bien entendu,
la voie empruntée par Moonraker mène à
une impasse créative assurée - et chaque mise à
jour subséquente, de Dalton à Craig, tentera par tous
les moyens de ramener 007 vers le modèle établit par Sean
Connery. Néanmoins, en tant qu'apex d'une certaine tendance de
la série à toujours aller plus loin, cette folie cosmique
a le mérite d'aller jusqu'au bout de sa logique...
Version française :
Moonraker
Scénario :
Christopher Wood
Distribution :
Roger Moore, Lois Chiles, Michael Lonsdale, Richard
Kiel
Durée :
126 minutes
Origine :
Royaume-Uni, France
Publiée le :
20 Février 2009