MOON (2009)
Duncan Jones
Par Alexandre Fontaine Rousseau
Une sensation de déjà vu, l'impression vague d'un retour
sur des lieux arpentés auparavant. Certes, Moon débute
là où ses prédécesseurs nous avaient laissés
comme si ses images étaient la continuation d'une épopée
plutôt qu'un nouveau départ. Comme si le cinéma
de science-fiction lui-même était « l'espace »
dans lequel se déroule le premier long-métrage de Duncan
Jones, fils du chanteur David Bowie et réalisateur issu du milieu
publicitaire britannique. Sensation d'abord déplaisante, un brin
inquiétante, qui laisse planer la crainte d'une série
de clichés associés à l'acte de critiquer un film
- duquel on dira qu'il sent le réchauffé, qu'il imite
tel ou tel classique en pensant bêtement pouvoir échapper
à notre vigilance de cinéphile averti… Mais au fur
et à mesure que progresse Moon, et que se superposent
les couches de son intrigue absorbante, force est d'admettre que cette
nature de répétition esthétique qui définit
l'oeuvre vient s'accorder habilement à son sombre propos sur
la notion même d'individualité. Oui, l'ordinateur de bord
Gerty semble avoir été programmé par les mêmes
techniciens que le HAL 9000 du 2001: A Space Odyssey de Kubrick
et quelque chose dans la solitude du protagoniste principal interprété
par Sam Rockwell rappelle celle du héros de Silent Running
de Douglas Trumbull. Mais Moon, comme le brillant Solaris
que signait Steven Soderbergh au début de la décennie,
semble avoir accepté sa nature d'écho; et c'est justement
parce que d'entrée de jeu il met en évidence les réverbérations
qui le constituent qu'il est en mesure de se distinguer de la masse
de souvenirs qu'il éveille.
Évidemment, ce type de raisonnement post-moderne possède
ses limites; et, de surcroît, le film de Jones se définit
principalement par le déroulement fluide de sa narration classique
dont la structure s'avère somme toute proche de la fable. Mais
le traitement qu'en propose le cinéaste va au-delà du
simple acte de récit et, tout en restant à son service,
met en évidence le caractère sériel de sa propre
entreprise. L'histoire de base est familière. C'est celle d'un
cosmonaute s'apprêtant après une mission de longue haleine
à retourner parmi les siens qui, suite à un accident,
doit remettre à plus tard l'heure des retrouvailles tant attendues.
Si le premier acte frôle le collage, les développements
subséquents du scénario forcent à réévaluer
l'ensemble de l'oeuvre à la lumière de ses révélations.
Car l'ouvrier lunaire retournant sur les lieux de l'accident y découvre
son propre corps, et comprend par le fait même qu'il n'est que
la reproduction d'un original depuis longtemps revenu sur Terre. La
crise existentielle de cet « homme à l'époque de
sa reproductibilité technique » répond un peu à
celle de tout un genre qui, film après film, reprend à
peu près les mêmes images et répète la même
histoire à un public de plus en plus restreint. La science-fiction,
depuis longtemps, semble avoir perdu de son aura. La réalité
l'a rattrapée, l'a même fréquemment dépassée.
Son futur est si souvent devenu passé que son mythe en a souffert,
et c'est à cette crise du mythe que répond Moon.
Jones crée par le biais du clin d'oeil un « clone »
des films de science-fiction définissant notre mémoire
idéalisée du genre, tout en permettant à son clone
de développer une identité qui finalement lui est propre.
Moon établit ainsi par une suite de références
sa parenté à un « âge d'or » aujourd'hui
révolu du genre cinématographique qu'il a choisi de ressusciter,
position formelle qui reflète bien la dimension nostalgique définissant
la perception critique et populaire du cinéma de science-fiction
en 2009. Suite à une introduction renvoyant tant par son propos
que par sa construction aux classiques écologistes des années
70, façon Soylent Green, le réalisateur nous
plonge dans un univers épuré jusqu'au point de l'aseptisation
- une version parfaitement utilitaire du vaisseau spatial de 2001,
avec ses surfaces lisses d'une blancheur immaculée - que Sam
a personnalisé grâce à quelques traces de ses souvenirs.
Son existence est anachronique, son écran de télévision
diffusant des reprises de Bewitched et du Mary Tyler Moore
Show tandis qu'il est lui-même incapable d'établir
une connexion directe avec la surface de la Terre. Nous le comprendrons
plus tard: sa vie est une sorte de paralysie cyclique, dont le fondement
même est une mémoire implantée, et sa subsistance
repose sur l'espoir que crée en lui la nostalgie de ce qu'il
n'a en réalité jamais connu. Sam est prisonnier d'un système
d'espoir, et la course contre la montre sur laquelle se conclut Moon
l'oppose à une promesse de « salut » dont il a mis
à jour l'imposture. Le clone, en bout de ligne, arrive à
se libérer de sa destinée préfabriquée parce
qu'il prend conscience de sa mortalité - et par le fait même
devient, philosophiquement du moins, un être humain à part
entière.
C'est une fable existentialiste que nous propose donc Duncan Jones avec
ce premier long-métrage fort ambitieux, certes, mais dont la
principale qualité est peut-être justement de cacher sa
complexité derrière l'élégante façade
d'une intelligente retenue. Tout, dans ce huis-clos précis, tourne
autour de la remarquable prestation double d'un Sam Rockwell dont la
composition faite de tics et de tensions nerveuses impose au film une
atmosphère d'intimité physique douloureuse. Au contraire
d'un Darren Aronofsky, qui mobilisait une lourde armada de symboles
pour ne dire que peu de choses dans son prétentieux The Fountain,
le jeune Jones limite le déploiement de son film à l'essentiel
afin d'articuler un discours vaste, mais ciblé, sur la notion
d'identité. Arborant son économie de moyens non pas comme
une barrière, mais comme un pari relevé, Moon
semble à la limite appartenir à une autre époque
et à la tradition cinématographique éteinte du
« bon vieux » film de science-fiction. Or, à l'instar
de son héros qui revendique son authentique individualité
malgré le caractère générique de sa matière
première, voici une oeuvre qui, après avoir assumé
ses lieux communs, arrive à déjouer le piège de
la répétition. Tel est l'enjeu de l'image classique aujourd'hui:
une image qui doit composer autant avec elle-même qu'avec tous
ces fragments qui habitent la mémoire de son public, qui doit
accepter qu'elle est autant sinon plus le reflet de ce passé
que « nouveauté » à part entière. C'est
dans cet espace identitaire trouble que navigue habilement Moon,
à la fois bonne histoire et manière juste de raconter
à une époque où toutes les bonnes histoires semblent
déjà nous avoir été contées.
Version française : -
Scénario :
Duncan Jones, Nathan parker
Distribution :
Sam Rockwell, Kevin Spacey, Dominique McElligott,
Rosie Shaw
Durée :
97 minutes
Origine :
Royaume-Uni
Publiée le :
15 Janvier 2010