LA MOITIÉ GAUCHE DU FRIGO (2000)
Philippe Falardeau
Par Jean-François Vandeuren
Même s’il est un mouvement sachant alimenter aujourd’hui
plus que jamais les réactions les plus vives chez un public discrètement
poussé vers l’activisme, la dénonciation artistique
de la barbarie des grandes entreprises n’a certes rien de vraiment
nouveau et ce même si la forme a su tangiblement s’adapter
au courant social. De ce fait, il n’y a pas que l’approche
qui ait changé et depuis déjà quelques années,
les artisans du cinéma engagé tentent de plus en plus
de diviser le sujet, comme quoi désormais les victimes de ce
système souvent qualifié de charognard ne se retrouvent
pas que dans les régions du globe où les termes «
conditions de travail acceptables » alimentent beaucoup plus l’esprit
des amants de la science-fiction qu’une réalité
concrète. Il est bien évident que les conditions ouvrières
en occident ne sont pas aussi horrifiantes que celles de la main d’œuvre
dite bon marché. Néanmoins, si l’on se fit au nombre
de caméras désormais braquées de ce côté-ci
de l’Atlantique dans un contexte mondial, on se rend bien compte
que ces deux mondes pourtant opposés sont à bien des égards
parallèlement en souffrance. Dans cette optique, le réalisateur
québécois Philippe Falardeau reprend une chanson que l’on
connaît déjà que trop bien ici et nous propose avec
son premier long métrage une incursion fictive, quoi qu’assez
représentative du marché de l’emploi au Québec.
Le présent film utilise donc la dynamique réaliste de
la mise en scène d’un documentaire afin d’illustrer
d'une manière frappante le parcours entrepris par un réalisateur
en herbe aux dépends des démarches d’emploi de son
colocataire (la moitié gauche du frigo), ingénieur diplômé
et sans travail depuis quelques mois. Cet exercice ne faisant pas exception
à la règle, le cinéaste bien pensant que l’on
nous présente dans ce faux documentaire toujours filmé
de la perspective d’un actant derrière la caméra
prend soin de laisser au fil de son projet l’empreinte d’un
discours activiste visant sans grande surprise les patrons des grandes
entreprises. La particularité de l’approche du sujet par
Falardeau brille au départ dans la manière dont il développe
une ambiguïté quant aux intentions nobles d’un point
de vue humanitaire que toute personne respectable tend à développer,
amené ici par l’entremise du réalisateur fictif
martelant son sujet à propos des pratiques douteuses de ses employeurs
potentiels dans les pays du tiers-monde, soulignant toutefois qu’il
ne s’agit pas d’une conscience qu’il est forcément
facile d’entretenir à long terme. Dans cet ordre d’idées,
Falardeau n’oublie aucunement de mentionner que si une usine ouvre
ses portes dans cette partie du monde pour aller y exploiter une population
prête à accepter n’importe quelles conditions, c’est
que forcément des mises à pieds ont dû s’effectuer
dans ce coin-ci de la planète. C’est par cette absence
de choix d’un côté comme de l’autre qu’il
démontre habilement qu’à quelque part, la conscience
humanitaire est susceptible de s’effacer derrière les besoins
individuels.
La Moitié gauche du frigo se concentre en ce sens sur
le cas typiquement occidental de la démarche d’emploi et
du cycle de formation professionnelle alimentant des rêves de
carrière qu’il n’est pas toujours possible de réaliser.
Utilisant le cas de l’ingénierie pour illustrer ce propos,
l’essai tend souvent à prendre les allures substantielles
d’un Fight Club québécois en mettant en
évidence une réalité où l’on nous
fait souvent aspirer à de grands projets d'avenir dans un marché
qui n’est pas nécessairement prêt à accueillir
tout ceux en aillant entrepris les démarches. Pour citer un exemple
du film allant dans le même sens, les ingénieurs rêvant
d’aérospatial peuvent tout aussi bien se retrouver à
superviser la fabrique de filtres à sécheuse ou d’épingles
à linge. L’effort s’attaque sournoisement par la
même occasion au système d’éducation parfois
décrit comme une institution nous faisant prendre les traits
d’une machine qu’il est coûteux de programmer et qui
ne laisse pratiquement aucune place à l’erreur vu l’endettement
qu’aura nécessité la première configuration.
Le film de Philippe Falardeau propose donc avec intelligence et un sens
critique assez fin une vue d’ensemble d’un propos on ne
peut plus actuel et ce dès les tous premiers instants de l’effort,
nous faisant part de l’image assez révélatrice d’un
squeegee répondant à son téléphone cellulaire
au cours de sa besogne. Une des qualités les plus notables que
l’on puisse conférer au cinéaste demeure néanmoins
l’autocritique qu’il effectue envers le rôle joué
par le cinéma engagé dans lequel il vient lui-même
se positionner. Courant nécessaire? Absolument. Dont l’efficacité
n’a d’égal que ses bonnes intentions? Pas forcément.
Ironiquement, les diverses tentatives de dénoncer ce système
par le metteur en scène de Falardeau viendront directement nuire
aux démarches de son colocataire. Le but n’est donc peut-être
pas de redéfinir les chaînes dans lesquelles sont prises
la population moyenne, faisant de ce marché une roue qui tourne
et dont chaque engrenage déficient est immédiatement remplaçable.
Une réalité plutôt triste que La Moitié
gauche du frigo réussit à dépeindre audacieusement,
sans oublier de suggérer au passage certaines portes de sortie.
Version française : -
Scénario :
Philippe Falardeau
Distribution :
Paul Ahmarani, Stéphane Demers, Geneviève
Néron, Jules Philip
Durée :
90 minutes
Origine :
Québec
Publiée le :
1er Janvier 2005