LE MÉPRIS (1963)
Jean-Luc Godard
Par Alexandre Fontaine Rousseau
Avec À Bout de souffle, Jean-Luc Godard poussait le
cinéma dans la modernité. Une forme d'art que l'on croyait
mourante sortait en fait de sa tendre enfance pour entrer de plein pied
dans l'âge adulte. À Bout de souffle embrassait
complètement la modernité qu'il affichait. Il proposait
sans compromis un cinéma nouveau. Le Mépris est
un discours secondaire là où À Bout de souffle
était un manifeste direct. En fait, le sixième long-métrage
de Godard est un essai analytique sur la modernité qui fait des
compromis au classicisme pour mieux appuyer son propos dense et à
la limite pamphlétaire. Plus que jamais, Godard le critique et
Godard le cinéaste ne font qu'un. Film de mots et d'idées,
Le Mépris est une oeuvre frustrante et fascinante, à
la fois sa plus commerciale de même que l'une de ses plus cérébrales...
Après avoir truffé ses films précédents
de références au cinéma, Godard ose pour la première
fois faire un film sur le cinéma. Sur son passé, sur son
présent, sur son avenir. Chaque détail de la production
tend à appuyer cette idée d'un film portant sur le film,
de la prédominance des trois couleurs primaires de la photographie
que sont le rouge, le jaune et le bleu au plan d'ouverture où
une caméra en filme une autre. Plus précisément,
Le Mépris présente un cinéma au carrefour
entre deux mondes. Tout débute dans les ruines du cinéma
antique, dans les décombres d'une Cinecitta déserte qui
évoque la déchéance de l'empire romain. Lorsque
nous rencontrons Prokosch (Jack Palance), le producteur-empereur, il
parle de mort du cinéma. Il a tout vendu. Son règne tyrannique,
et celui des grands studios nous promet Godard, se termine ici. Prokosch
est perdu dans les ruines de sa gloire passée. Sa dernière
grande entreprise sera une adaptation de L'Odyssée,
un monolithique symbole d'une époque révolue.
Quoique l'on puisse en penser, Le Mépris n'est pas un
rejet global du cinéma primitif. Incarnant son propre rôle,
le réalisateur allemand Fritz Lang incarne l'intégrité
du classicisme de même que ce qu'il faut selon Godard en conserver.
On nous le présente comme étant un homme de principe ayant
rejeté l'offre de Goebbels voulant qu'il dirige la production
cinématographique de l'Allemagne nazie. Au contraire, notre héros
Paul (Michel Piccoli) est un scénariste prêt à prostituer
son talent pour un peu d'argent. Le film entretient une relation d'amour/haine
avec son protagoniste principal. Mais l'ambiguïté morale
de Paul est cruciale au développement du cinéma. Entre
ses mains repose l'avenir du cinéma...
Parallèlement à l'histoire de cette Odyssée
filmique, Godard dresse la défaillance de la relation amoureuse
entre Paul et Camille (Brigitte Bardot). Le réalisateur français
soutire de la splendide blonde platine l'une des rares performances
mémorables de sa carrière. Elle sera à la fois
distante et intrigante mais surtout déchirante en poupée
de porcelaine fracassée. Camille idéalise Paul, voyant
en lui un homme de principe. Lorsqu'il cède aux avances de Prokosch,
il se compromet pour elle. Est-ce la raison de leur séparation?
Finalement, Paul décidera d'agir par éthique. Mais les
dieux grecques ont déjà scellé leurs destins comme
dans la tragédie classique.
Le Mépris oppose le cinéma classique au cinéma
moderne. "Ulysse n'est pas un névrosé moderne",
dira Lang. Le classique relève du classique et le modernisme
du modernisme. Godard établit une barrière entre ces deux
univers et affirme qu'on ne peut les confondre. Pourtant, c'est exactement
ce qu'il tente de faire avec Le Mépris. En ce sens,
le film est condamné à l'échec comme le sont ses
héros. Dans le canon Godardien, Le Mépris fait
bande à part. C'est à la fois un film de détails
et de grands gestes pompeux, une oeuvre de contradictions. C'est probablement
le film le plus soigné qu'a réalisé le plus grand
des génies de la Nouvelle vague. Godard développe son
propos à l'aide d'un travail de scénographie évocateur
et de plans savamment compartimentés. Mais il se cache dans cette
incroyable finesse une certaine maladresse.
En réalité, Le Mépris est fondamentalement
essentiel mais imparfait. C'est une étape importante de la réflexion
de Godard sur le cinéma ainsi qu'un énoncé majeur
de sa théorie sur le septième art. C'est aussi un gigantesque
compromis qu'il accepte de faire au profit d'une plus grande perspective.
"J'essaie de donner à la réflexion le prix de l'instinctif,
à l'instinctif le prix de la réflexion", disait Godard
à l'époque. "Il faut souffrir", lui répond
indirectement Fritz Lang, le sage dans Le Mépris. En
bout de ligne, Paul décide de suivre la voie de la morale. Pour
sa part, Godard choisit le cinéma de demain plutôt que
les vestiges du passé. Il cite souvent Lénine à
cette époque: "l'éthique est l'esthétique
de l'avenir". Ses films subséquents confirmeront cette décision
et laisseront derrière cet étrange essai d'une richesse
incroyable.
Version française : -
Scénario : Jean-Luc Godard, Alberto Moravia (roman)
Distribution : Brigitte Bardot, Michel Piccoli, Jack Palance,
Fritz Lang
Durée : 103 minutes
Origine : France, Italie
Publiée le : 19 Janvier 2006
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