MEN ON THE BRIDGE (2009)
Asli Özge
Par Mathieu Li-Goyette
Il est toujours bien particulier de parler de cinémas nationaux.
Parce que la critique d’un film national n’est pas l’occasion
de régler ses comptes avec le pays producteur, et encore moins
de procéder à un jugement de valeur grossièrement
subjectif. Pourtant, il existe des frontières difficiles à
aborder, à traverser (pour y chercher l’immersion) et ensuite
à décomposer (pour y chercher l’énonciation
du cinéaste). Si nous nous posons la question, il est probable
qu’elle apparaisse de tous débats cinématographiques
prenant source dans le cinéma turc. À moitié allemand,
à moitié turque, à moitié mépris
pour arabe, il y a cependant un nom qui circule sur toutes les lèvres
pour en défendre la légitime capacité de produire
des auteurs. Fatih Akin (Head-On, The Edge of Heaven),
entouré d’une marée de cinéaste « à-un-film
» (pour reprendre l’habituel critique des cinémas
nationaux) fait figure de proue d’une industrie méconnue
alors que la jeune Asli Özge s’est mérité prix
(à Istanbul et Adana) et attention de par le monde (sélection
à Locarno et Toronto). Avec un film au plus souvent inégal
et aux allégations mal bouclées, c’est de la démarche
ancrée dans le réalisme de son intervention vis-à-vis
le réel (les trois interprètes principaux jouent leurs
propres rôles), qui n’est pas non plus sans rappeler l’idéal
salvateur du cinéma des Makhmalbaf et de celui par instant de
Kiarostami, qu’elle semble baser la puissance dramatique de son
premier-né Men on the Bridge.
Pour cette participation du réel au cinéma, Özge,
a choisi d’avoir recours à un homme marié, un policier
(qui joue le rôle clandestinement), puis un adolescent. L’homme
fait du taxi pour payer le loyer d’un appartement de rêve
(il aimerait faire plaisir à sa femme, il aimerait « jouer
» au mari), le policier flirte avec des inconnues via des échanges
de clavardage (il veut une femme pour « jouer » au policier
bien établi) et finalement ce jeune homme qui se cherche un emploi,
mais qui n’est ni éduqué ni assez persévérant
pour s’en dégoter un (on aura compris, il aimerait «
jouer » à être adulte). Donc comme nous avons affaire
à un microcosme où tout le monde aspire à un idéal
provenant d’ailleurs (culture, famille, amis), comme tout le monde
travaille autour d’un pont qui fait se rejoindre l’Occident
et l’Orient (un chauffeur de taxi, un policier agent de circulation,
un vendeur de fleurs allant de voitures en voitures) les personnages
de Özge s’entrecroiseront à travers leurs petites
victoires et leurs cuisantes défaites pour aspirer à un
meilleur sort. Cherchant connexion (littéralement pont) entre
leur condition et ce qu’on retrouve de « l’autre côté
», la formule de la cinéaste fait sens et s’élabore
comme un petit casse-tête où les événements
progressent sans nécessiter trop de causalités. C'est
ce grand récit d’ascension sociale qui se présente
en tranches de vie où certaines phrases-clés (parfois
surlignées trop grassement) du scénario semblent avoir
pour mission de nous faire part d’un état d’être
turc au moins inédit dans nos cinémas.
Pessimiste plus souvent qu’à son tour, Men on the Bridge
tisse ainsi un réseautage original de la communauté, de
ses tensions sociales et positions politiques qui alimentent en contenu
une fresque malheureusement trop peu engagée dans ses récits
distinctifs. Le manque à gagner, s’il se trouve dans l’utilisation
des espaces du film, se répercute dans ces segments élémentaires
qui, malgré des interprétations prenantes et des situations
dramatiques finement ficelées, restent au demeurant fades et
incomplets. Développant, en quelque sorte, sans dénouer
et conclure ses trames, Men on the Bridge commet probablement
sa plus grande faute en dissociant ses personnages de l’espace,
car même lorsque nous nous trouvons sur le fatidique pont, celui-ci
ne se distancie jamais de son allure de carte postale tout comme les
recoins visités de la ville d’Istanbul, les appartements
chétifs ou le luxueux condominium du chauffeur de taxi. Moins
des ancrages, que des décors aux allures surfaites, les allers-retours
(d’apprentissages et d’émotions) qui caractérisent
ses personnages ne sont jamais suffisants pour justifier des retours
à des environnements sans signification. Non que le symbolisme
doit se dissimuler sous chaque dalle de pierre, mais il devrait idéalement
offrir au paysage du cinéaste une raison d’être,
sans quoi ce qui était « film national » devient
plus banalement « film étranger » et sans représentation
aucune de l’imaginaire collectif de sa nation représentée.
C’est finalement d’une manière intrinsèque
entre son récit et son univers filmique que Men on the Bridge
sonnera très faux dans son accumulation de petits dénouements
mélodramatiques.
Ces derniers s'avèrent tant d'occasions de se retrouver devant
des fragments de la conscience sociale (« tu devrais recommencer
à battre ta femme si tu veux qu’elle t’écoute
», « je ne veux pas être identifié aux Kurdes,
ce sont des terroristes » et autres discours démagogiques)
placé par défaut sous le sigle de la religion et des protocoles
culturels de la société turque. De rares denrées
(à prendre et à laisser évidemment) pour le cinéphile
curieux, la panoplie d'anecdotes servant de moteur au film permet une
prise de position face à des sujets ici abordés avec toute
la légitimité (autant par la mise en scène qui
ne flanche jamais par culpabilité) de ses allégations.
Pourtant révélatrice des passions qui animent les trois
protagonistes du récit, c’est d’autre part dans son
dialogue comique que Men on the Bridge sauve la mise. L’entourage
attaquant sans cesse nos trois individus incompris, c’est devant
ces situations pince-sans-rire qu’évolue la trame dramatique
du film de Özge vers une finale où tous se retrouvent à
leur point de départ (le pont) et à partir duquel leur
errance d’un bout à l’autre de la structure d'acier
et de béton n’aura causé que douleur. Ainsi condamnés
à demeurer dans leur condition de parias, il n’y a pas
chez l’un d’eux l’espoir d’un changement, ni
l’évocation d’une condition particulière à
leur situation. En quelque sorte trop identiques, le policier, le mari
et le jeune homme se répondent par écho d’une rive
à l’autre d’Istanbul sous un régime de montage
et d'esthétisme qui donne à oublier qu'ils interprètent
leur propre condition. La ville, figure dépossédée
de toutes significations, manque alors à s’illustrer dans
une première oeuvre à l’aspect maîtrisé,
mais malheureusement aux énonciations trop sommaires pour la
richesse de son sujet.
Version française : -
Version originale : Köprüdekiler
Scénario : Asli Özge
Distribution : Cemile Ilker, Umut Ilker, Fikret Portakal, Murat
Tokgöz
Durée : 87 minutes
Origine : Turquie, Allemagne, Pays-Bas
Publiée le : 8 Octobre 2009
|