MEMORIES OF UNDERDEVELOPMENT (1968)
Tomás Gutiérrez Alea
Par Mathieu Li-Goyette
Figure fondatrice de l’ICAIC (Institut cubain de l’art et
l’industrie cinématographique), Thomás Gutiérrez
Alea demeure encore aujourd’hui le cinéaste cubain le plus
primé et connu à l’étranger. Premier créateur
de courts et de longs-métrages au lendemain de la révolution
de Castro, c’est de son cinéma et de celui de Fernando
Solanas que les cinéastes formés à l’ICAIC
seront les plus inspirés à l’école de l’ICAIC,
berceau d’une cinématographie qui - soyons honnêtes
- demeure encore grandement méconnue du public nord-américain.
Dans ce marasme de cinémas nationaux à décoder
sous l’égide de leurs contextes de production, celui d’Alea
est avant tout la somme d’un intellectuel et cinéphile
aux aspirations démesurées. Inscrire le cinéma
cubain dans la mémoire du cinéma mondial tout d’abord
grâce à un film d’auteur en marge de la production
étampée « révolutionnaire » de l’ICAIC
(documentaires, films propagandistes, métrages publicitaires)
tout en transposant le roman d’Edmundo Desnoes avec ses accents
d’érudit et de bourgeois bien décalé de la
toute récente révolution composent les aspirations première
du film phare de la nation. Aux accents felliniens, l’hommage
d’Alea au 8½ du maître italien est cependant
l’un des rares pastiches pertinents en la matière où
ce Sergio (Guido chez Fellini), écrivain de la haute ayant décidé
de demeurer au pays après le renversement du pouvoir, se retrouve
sans enfant et sans femme devant un syndrome de la page blanche syncopé
aux airs romantiques de l’érotisme et de la contemplation.
C’est cette caricature d’Européen bercé dans
ses airs de musique classique et ses promenades dans le musée
maison d’Ernest Hemingway qui guide le récit journalier,
précis et subjectivé du film. Jusque dans les moindres
détails de sa mise en scène aux accents surréalistes,
il y a dans ces Mémoires d’un sous-développement
les inclinaisons, les lettrines et taches d’encre barbouillées
du journal intime d’un dépossédé de la révolution.
Exclu par son statut d’élite, inclus par sa décision
de demeurer sur l’île, Sergio est prisonnier de l’îlot
qu’il s’est bâti dans son appartement et à
partir duquel il observe le tout Cuba d’une longue-vue de voyeur.
Prolongement du contrôle sur le quotidien qu’il croit posséder,
la société cubaine perçue par son huis clos est
constamment remise sous la perspective du dandy qui va, flânant
au bras de toujours nouvelles femmes, d’une mémoire à
l’autre. C’est justement lorsque celle-ci se voit comparée
au présent qu’il y a vide et matière à rendre
le présent inutilisable pour le protagoniste forgé à
même le compromis par Alea. Maître de la survie et de l’hypocrisie
toute dissimulée, Sergio ira de quelques avances envers une jeune
Cubaine de 16 ans. Celles-ci le rattraperont et passeront près
de lui valoir un séjour en prison alors qu’in extremis,
la cour l’acquittera; à la recherche d’une mémoire
qu’il a égarée, l’accusé n’est
plus en mesure de déterminer s’il était coupable
ou non. Prouesse du montage et de la dilatation de sa structure narrative,
le cinéaste aura réussi l’identique envers le spectateur
tout aussi pêle-mêle, car ayant en mémoire (au moyen
de la caméra, la narration en voix off ponctuelle, des ambiguïtés
brillantes du scénario) un moment à mi-chemin entre la
coquinerie et la pédophilie.
Pourtant loin d’être l’apologie de la relativité
de la capacité de mémoire, le film d’Alea est cependant
basé sur la malléabilité de celle-ci. Célèbre
plan de cinéma, c’est lors d’un vertige occasionné
par l’incohérence des discours d’un panel révolutionnaire
que Sergio, errant dans une rue sans identification - ce désert
d’asphalte qui ne trouve d’autre repère que celui
de la représentation symbolique de l’isolement du protagoniste
- se rapproche de la caméra qui l’observe d’un téléobjectif
extrême. S’approchant, substituant de son corps le grisé
du boulevard jusqu’à occuper l’entièreté
du cadre par son visage granuleux, déformé par l’imprécision
de la pellicule et son aspect d’artefact du réel, c’est
là la remise à zéro d’une identité,
puis la remise en question de tout un processus de retranscription qu’est
celui du cinéma. Autrement remis en question lorsque Sergio évoque
la sensualité, ces plans aux vocations érotiques répétées
jusqu’à saturation de leurs stimulis appuient la thèse
d’Alea qui tente de définir les causes d’une perte
de la mémoire et les conséquences qu’un certain
sous-développement (économique, culturel, politique) et
cause de cette « non-identité » cubaine.
Car Sergio n’est pas nécessairement le bourgeois méprisant
que l’on aurait souhaité détester. Plutôt
l’homme invisible d’une société en changement,
il est à la fois personne et tout le monde. Caractérisé
par des qualités de valeur supérieure (l’érudition,
son état financier confortable, son charme d’homme mature
bien entretenu), l’alter ego d’Alea (issu sensiblement du
même milieu aisé) doit prendre position dans un combat
qu’il n’a jamais cru nécessaire au départ
selon son point de vue fortifié, toujours régénéré
lorsqu’il revient quotidiennement à son appartement isolé
des réalités du nouveau Cuba. Alors que le pays tente
par tous les moyens de se mettre au niveau des autres puissances occidentales,
Mémoires d’un sous-développement prend
l’angle de vue inverse des films à tendance gauchiste en
proposant, par une curieuse poésie aux limites de la prétention,
l’existence de ce genre de surhomme cubain capable de maîtriser
ses émotions tout en étant capable de profiter d’un
présent aux opportunités encore inexplorées: c'est
donc au final que le propos du cinéaste reste étonnamment
nuancé. Révolutionnaire qui refuse de brûler les
étapes, Sergio n’est en fin de compte pas étranger
à la figure romantique du poète maudit condamné
à critiquer la modernité qui l’environne. Figurant
comme scribe de son présent, la distance lui est obligatoire
et l’attachement, quant à lui, est proscrit au risque de
rendre « passionné » un discours qui, après
10 ans de nouveau régime et la mort récente de Guevara,
n’est plus en état de défendre la condition confuse
de l’état cubain.
Si l’importance du film demeure encore aujourd’hui celle
d'un pan essentiel de l’histoire du cinéma politique, Mémoires
d’un sous-développement est d’abord et avant
tout une rencontre fortuite entre une maîtrise technique rarement
égalée depuis dans le cinéma d’Amérique
du Sud (pour des raisons économiques malheureusement inhérentes
à la production du cinéma) et un choix précis et
documenté d’éléments symboliques et culturels
significatifs. En même temps que le testament d’une fougue
révolutionnaire, le pessimisme de Sergio et le nihilisme prophétique
de sa dissolution (visuelle et factuelle) dans le paysage cubain sont
apparentés au changement de cap des tensions géopolitiques
de l’époque. Après la Baie des Cochons, en plein
milieu de la naissance d’une vague de protestation virulente contre
la guerre du Viêt Nam aux États-Unis, les « nouvelles
du monde » soudainement redirigées vers d’autres
horizons font à la fois de l’opus de Guttiérez Alea
un cri du coeur dont les éventuels débordements sont tus
par une sagesse qui force l’admiration et l’écoute.
Du même âge que Sergio, le cinéaste était
pourtant des premières figures artistiques à rejoindre
la révolution et c’est enfin à se demander pourquoi
l’autobiographie camouflée qu’il signe baisse enfin
les bras face à la déroute du pays. C’est probablement
parce que la mémoire de ce premier engagement, de cette première
passion politique presque amoureuse pour un homme et son pays allant
d’une lutte à l’autre (et d’une femme à
l’autre) s’est montrée, au final, sujette à
des réinterprétations qui réduisirent, à
chaque exercice nostalgique, l’exaltation du geste premier.
Version française :
Mémoires d’un sous-développement
Version originale :
Memorias del subdesarrollo
Scénario :
Edmundo Desnoes, Tomás Gutiérrez
Alea
Distribution :
Sergio Corrieri, Daisy Granados, Eslinda Núñez,
Omar Valdés
Durée :
97 minutes
Origine :
Cuba
Publiée le :
14 Octobre 2009