MANUFACTURED LANDSCAPES (2006)
Jennifer Baichwal
Par Alexandre Fontaine Rousseau
Dans une vallée dévastée, aux allures de paysage
post-apocalyptique, une population entière est payée pour
détruire son propre village au nom du progrès. En cette
image semble coagulée la vision d'Edward Burtynsky, photographe
canadien dont l'oeuvre s'intéresse à l'impact de l'intervention
humaine sur le paysage. D'abord fasciné par les conséquences
de l'exploitation minière dans son pays natal, l'artiste va progressivement
s'ouvrir par cette démarche à la question de notre relation
à la matière; notre dépendance au pétrole,
par exemple, alimentera sa réflexion sur notre consommation non
pas de biens mais bien d'environnements. Cette piste va le mener jusqu'en
Chine, lieu vers lequel converge toute la matière première
de notre époque de même que toutes ses inquiétudes.
Sa croissance exponentielle est la matérialisation parfaitement
tangible de nos craintes globalisées: la surpopulation, la destruction
massive des milieux naturels, l'industrialisation déshumanisante.
Pour appréhender de manière lucide le monde qui se profile
à l'horizon, il faut en saisir la démesure par rapport
à tous les barèmes qui le précèdent. Le
plan-séquence agit comme puissant révélateur de
l'ampleur; si Tout va bien de Jean-Luc Godard se termine sur
un long travelling latéral dévoilant l'absurdité
du super-marché moderne, Manufactured Landscapes de
Jennifer Baichwal débute pour sa part en révélant
par un déplacement similaire l'infinitude d'une manufacture en
Chine.
Film ayant pour sujet notre rapport à l'espace et l'art qui peut
servir à l'éclaircir, Manufactured Landscapes
s'intéresse d'emblée à des questions d'ordre cinématographique;
des vastes prairies du western aux villes claustrophobes du film noir,
le septième art s'est constamment servi du milieu pour sonder
l'esprit humain, que ce soit en projetant sur les murs l'intériorité
du personnage ou en transformant le territoire en allégorie des
sociétés. Par conséquent, ses préoccupations
se transposent sans difficulté à l'écran; les puissantes
images saisies par la caméra de Peter Mettler, écho des
recherches visuelles de Burtynsky, parlent le langage du médium.
Voilà, peut-être, ce qui explique pourquoi le film de Jennifer
Baichwal se distingue si aisément de la masse de documentaires
et de reportages glorifiés qui se produit à chaque année.
Mais. au-delà de cette compatibilité très naturelle,
c'est par son exécution pleine d'assurance que se démarque
le film: montage limpide, flot contemplatif parfaitement appuyé
par un choix musical nuancé, narration intelligente. Ainsi, c'est
véritablement par l'entremise du parcours de l'artiste Burtynsky
que le spectateur va pouvoir entrer en contact avec une réalité
éloignée.
En ce sens, le film traite non seulement de la pertinence de l'oeuvre
de l'artiste auquel il se consacre - ambition bien évidemment
commune à la plupart des documentaires sur l'art - mais défend
implicitement la place de l'art dans nos sociétés. Par
son refus de prendre position sur l'arène politique, d'imposer
un contexte engagé à ses images, le photographe confère
à son oeuvre un caractère de document; elle devient pour
le public une manière d'atteindre l'inaccessible, de voir ce
qui s'étend par-delà son champ de vision. L'art, ici l'amplificateur
de la perception humaine, devient réellement une extension des
sens et de ce fait une manière d'ouvrir son champ de conscience.
Ainsi, cet hyperréalisme qui pourrait n'être qu'un art
de la complaisance contemporaine se justifie en quelque sorte; il ouvre
la voie à une réévaluation de la réalité
tout en dépassant la simple question des opinions, présentant
la chaîne d'assemblage de notre monde. Burtynsky ne se contente
pas de présenter d'une manière esthétiquement plaisante
les indices évocateurs des excès de notre mode de vie;
son choix de sujets témoigne d'une capacité à trouver
des images essentielles, aussi simples qu'évocatrices, qui définissent
notre monde.
Ainsi, le choix de la Chine revêt une importance capitale. Sa
modernisation accélérée exacerbe notre tendance
à modifier sans arrière-pensée les environnements
pour qu'ils se plient à nos besoins immédiats. Le développement
de la ville de Shanghai et le processus d'urbanisation de la Chine,
que film et photographe illustrent avec flair, nous ramènent
au Koyaanisqatsi de Godfrey Reggio, au conflit entre l'homme
et son milieu, à cette opposition entre besoin et capacité
et à la menace qu'elle implique. Comment peut-on rationaliser
ce qui dépasse notre entendement? En cadrant avec une certaine
cohérence l'excès, Burtynsky n'offre certes pas de solutions
tangibles aux problèmes qu'il implique mais propose néanmoins
une perspective « ordonnée » et « sensée
». S'agit-il d'une manière cultivée de tempérer
notre malaise face à l'industrialisation, à la surpopulation,
aux problèmes environnementaux qu'impliquent notre mode de vie
actuel? Plutôt, c'est une invitation à comprendre les implications
« invisibles » de ce mode de vie qui est formulée;
et seule une réflexion informée permettra à long
terme de former des réponses éclairées aux problèmes
qu'il pose.
Version française :
Paysages fabriqués
Scénario :
Jennifer Baichwal
Distribution :
Edward Burtynsky
Durée :
90 minutes
Origine :
Canada
Publiée le :
11 Mai 2007