LOST SONG (2008)
Rodrigue Jean
Par Louis Filiatrault
La ligne est déjà mince entre le pessimisme et la lucidité,
mais à quel moment peut-on dire que la noirceur d'un propos artistique
dépasse les bornes de sa propre morale? C'est là une question
fondamentale que suscite Lost Song, troisième fiction
longue de Rodrigue Jean et réalisation indéniablement
forte de la grande cuvée 2008. Car s'il y est traité,
du moins en surface, de maternité, d'oppression féminine
et de dépression post-partum, c'est aussi un conflit autrement
plus large que met en scène le cinéaste acadien au milieu
d'un décor paisible: celui de l'échec de la communication,
ainsi que le triomphe absolu de la fatalité sur toute forme de
bonne volonté. Oeuvre à la composition méticuleuse
et manifestement inspirée, il en émane toutefois une douleur
si intense qu'il convient de mettre en cause sa véritable pertinence.
Avec Yellowknife, son long-métrage précédent,
Rodrigue Jean se lançait dans un portrait fascinant de personnages
en transit, à la merci des aléas du destin. Riche en pistes
de lecture, cet opus de 2002 n'avait cependant rien pour annoncer l'unité
de Lost Song, dont le sujet, l'espace et le temps sont rigoureusement
circonscrits, et ne laissent aucun doute quant à l'objet de sa
sympathie. Les divergences ne s'arrêtent pas là: le cadre,
plutôt rigide auparavant, se trouve une mobilité subtile
et organique, tout comme l'interprétation qui gagne un naturel
épatant. Très rapidement, le réalisateur asseoit
donc les bases d'une poétique remarquablement souple, et c'est
l'abondance et la précision des détails qui soutiennent
l'intérêt du film jusque dans ses développements
les plus discrets ; on pense à l'obsédant motif des «
bêtes » s'agitant au grenier, ou à la chaleur de
l'été qui, de nuit comme de jour, baigne le film dans
une atmosphère étouffante. Enchaînant les courtes
scènes aux actions éloquentes, le cinéaste échafaude
ainsi une illustration passionnante des états d'âme traversés
par la protagoniste, ainsi que de la domination latente contaminant
sa vie de nouvelle mère. Des marques qui, très nettement,
laissent deviner un cauchemar imminent...
En effet, le récit de Lost Song progresse inéluctablement
vers un tournant dramatique dont les conséquences navrantes ne
laissent aucune place à l'espoir ou à la rédemption.
C'est aussi sur ce point que Jean, dans l'élaboration de son
scénario, semble avoir sous-estimé la puissance de sa
fable: partant d'une mise en place patiente et nuancée, le conflit
au sein de l'unité familiale se réduit en bout de ligne
à des revirements hostiles dont la triste frontalité s'avère
décevante. À mesure que s'effrite le dialogue entre l'héroïne
et son entourage, les caractères des quelques personnages secondaires
(le mari imposant, la belle-mère tout juste envahissante...)
se font de moins en moins ambigus, et révèlent un simplisme
contraire à ce que la finesse de la mise en scène laisse
entendre. Pour tout dire, il est difficile de parler de Lost Song
comme étant un film « compatissant » à l'égard
de son héroïne ; c'est tout au mieux un film ne flanchant
devant rien dans son exposé d'une douleur intangible, mais profonde,
se déclinant en phases toujours plus pesantes. En présentant
un cas extrême sans même suggérer la possibilité
de scénarios moins tendus, le film, dans toute sa clairvoyance,
ne se présente au final comme rien d'autre qu'un démoralisant
coup de massue, dont l'issue semble réglée d'avance par
les lois corrompues de la nature humaine.
Ceci étant dit, la gravité sans merci de Lost Song
ne devrait pas décourager qui que ce soit de découvrir
un film qui demeure, à l'exception d'un relâchement tardif
dans sa conduite, mené d'une main de maître, avec une intuition
poétique désarmante. Sans effets de style appuyés,
sans musique (sinon quelques airs d'opéra à même
l'univers du film), Rodrigue Jean tire le meilleur profit des motifs
tracés par la végétation et des nuances d'une lumière
chatoyante pour envelopper son héroïne d'un écrin
figé dans le temps, dont l'insoutenable sérénité
ne pourra que précipiter sa destruction. Il obtient aussi une
prestation inoubliable de Suzie LeBlanc qui, dans sa première
apparition au cinéma, inonde l'écran de sa présence
lumineuse, d'une générosité sans pareille. Car
en bout de ligne, c'est bien elle qui se fait l'incarnation de ce que
le film lamente: la beauté sacrifiée, d'une part, mais
aussi l'occasion manquée de donner la vie, de l'entretenir, dans
un monde soumis aux pulsions noires et aux désirs les plus incontrôlables.
La moindre leçon que l'on puisse en tirer, c'est d'espérer
être à même de tout mettre en oeuvre afin de ne pas
reproduire, au sein de nos propres vies, les écarts de jugement
ici commis par les acteurs du drame.
Version française :
Lost Song
Scénario :
Rodrigue Jean
Distribution :
Suzie LeBlanc, Patrick Goyette, Ginette Morin,
Louise Turcot
Durée :
102 minutes
Origine :
Québec
Publiée le :
26 Septembre 2009