LIFE IS HOT IN CRACKTOWN (2009)
Buddy Giovinazzo
Par Mathieu Li-Goyette
Il y a des films rarissimes qui parviennent à démontrer
que le cinéma américain n'a pas besoin d'Hollywood ou
encore moins de la « formule Sundance » pour aboutir sur
le marché. Des oeuvres indépendantes, auto-financées
et qui, par la force du scénario, réussissent à
se payer une distribution impeccable de têtes d'affiches de l'industrie
tout en se contentant d'un matériel de tournage assez respectable
pour que la facture visuelle du film n'en soit pas handicapée.
Rarissime disait-on, le dernier film de Buddy Giovinazzo (son quatrième
en 25 ans), est son plus puissant et son plus terrifiant. Italo-américain
de New York, Giovinazzo qui est principalement connu pour le pinacle
du Troma avec Combat Shock, a cru bon de revenir de son Allemagne
où il réalise depuis 2003 des long-métrages pour
la télévision en portant à l'écran son propre
roman datant de 1993, Life is Hot in Cracktown. Labeur qui
s'est échelonné sur plus de 15 ans, l'adaptation de ce
qui se disait illisible tant la pauvreté crue abondait dans ses
pages rejoint ce que l'on peut le plus facilement relier au néo-réalisme
italien et au travail de Paul Schraeder. Équipement minimal,
acteurs et non-acteurs dans des lieux réels, interprètes
imbibés de l'environnement dans lequel ils doivent se surpasser,
compte rendu d'une réalité écartée du discours
officiel, etc. À la façon du néo-réalisme,
Life is Hot in Cracktown en reprend les préceptes et
les figures de proue à la recherche d'une face cachée
de l'Amérique à l'aide des oubliés même de
la société qui errent, sans quête, dans un univers
observé à travers le filtre du plus démuni.
Établi dans une division à plusieurs personnages d'importance
égale, Life is Hot in Cracktown suit les structures
épisodiques de ces segments recoupés et reliés
par le niveau de tension qu'ils dégagent. Un jeune enfant et
sa petite soeur, une transsexuelle et son copain toqué, un agent
de sécurité et sa famille démunie, un jeune bandit
de rue confus, les quatre figures de la pauvreté suivent les
grandes lignes qui composent l'idée du stéréotype
tout en s'efforçant d'y fournir une contre-partie d'où,
par contraste, la bonté et l'humanité se voient les résultats
de la somme de leurs opposés. C'est-à-dire que le manichéisme
conventionnel du drame social où un protagoniste se voit confronté
aux structures rigides de la société et où l'interprétation
de son malheur est autant subjectif que le sort de l'être en question
reste entre ses mains et ainsi bien subjectif à la volonté
du héros à se sortir du pétrin. Chez Giovanizzo
par contre, le héros n'est pas tant un fonceur ou à l'inverse
un accablé. Le personnage n'a pas d'objectif vers quoi il doit
se diriger ou s'éloigner, il maintient simplement un rythme de
vie où les rencontres malheureuses qu'il fera l'amènent
à devoir réagir à un monde agressif. Plats, contemplatifs,
les enfants comme les adultes restent de glace dans la violence et la
pauvreté qu'ils engendrent par leur propre inactivité
et complaisance auto-suffisante. Alors qu'ils finissent toujours par
se trouver un moyen pour manger, dormir, se piquer, le discours de Giovinazzo
n'est pas toutefois celui de l'homme de droite convaincu que la pauvreté
est provoquée par l'inaction ou le malentendu souvent engendré
dans la confrontation entre deux malheureux.
L'ennemi, s'il en est un ciblé, est le Cracktown du titre. Cet
espace quadrillé par des policiers jour et nuit où l'ensemble
de l'équipe du film se rejoignit, eux aussi, nuit et jour un
mois durant pour rejouer se qui se jouait à deux coins de rue.
Apposer les artifices de la continuité hollywoodienne au contexte
du cinéma guérilla pour replonger les acteurs à
l'état lambda et hors-contrôle, c'est le pari de Giovinazzo
en repiquant à un demi-siècle de distance l'idée
d'un néo-réalisme dans lequel l'espace parcouru par la
caméra transmet à la fois un passé et une âme
propre à ses apparences. C'est d'ailleurs un fait hautement louable
que le cinéaste soit parvenu à écarter le principal
mea culpa du néo-réalisme, le misérabilisme, lorsqu'il
apporte le salut requis à ses histoires parallèles en
offrant une deuxième chance. Un acte de foi en l'humain, la deuxième
chance est aussi une deuxième vie à la qualité
proportionnelle à ce qu'ils avaient fait de leur première.
En effet, les deux opposés (le criminel et l'enfant) reçoivent
respectivement la mort et la fuite comme récompense finale. La
première pour échapper au calvaire dont Giovinazzo parlait
dans Combat Shock, la deuxième pour réparer ce
que Rosselini avait fait des derniers plans d'Allemagne Année
Zéro en faisant s'écraser ce petit homme au bas d'une
ruelle détruite. Dans le Cracktown, rien n'est proprement
à raser, ce sont les rôles de la déchéance
qui doivent s'interchanger pour multiplier les perspectives, ouvrir
le dialogue qui, toujours selon la vision dantesque des ghettos californiens
du cinéaste, sauve l'individu délaissé.
Ces existences sont éphémères et le temps devient
rapidement le pire ennemi. C'est pourquoi l'agent de sécurité
ne peut que nourrir sa femme et son enfant (dans une dynamique identique
à Combat Shock, le grotesque en moins) que s'il parvient
à finir son quart de travail dans un dépanneur souvent
braqué. Il ne dort plus que trois heures par nuit, lutte contre
le sommeil, le temps et les retards d'un travail à l'autre tandis
que la rue et le jeune gangster qui maîtrise celle-ci domine ce
qui sert principalement de terrain de jeu aux enfants et à une
jeune prostituée, autre drame qui participe au jeu de dominos
final faisant s'écrouler sous son propre poids Cracktown.
Heureusement, les enfants fuient, Giovinazzo n'est pas un idéaliste,
mais un humaniste. Ceux qui auront eu leur chance et l'auront gaspillée
finiront d'une balle dans la tête ou d'overdose dans une dynamique
qui autodétruit d'elle-même les pêcheurs. Ainsi,
nul besoin de conflit, uniquement les réflexions et les dépressions
d'un monde glauque et difficile à apprécier réellement.
Si la mise en scène de Giovinazzo est certainement plus maîtrisée
que celle que l'on retrouvait lors de ses derniers long-métrages
(surtout le remarquable No Way Home), le langage du cinéaste
reste surtout très simple et télévisuel. Grandement
amputé par les contraintes budgétaires, c'est le montage
rapide qui saccade les plans et les séquences qui fait perdre
le souffle et asphyxie l'esthétique. Il est maintenant difficile
de savoir si le brillant film de Giovinazzo lui permettra de se remettre
à la création dans les années qui vont suivre,
il est cependant certain que l'oeuvre qu'il a laissé jusqu'ici
derrière lui est l'une des plus vives et troublantes du mythe
américain porté au grand écran. Méconnu,
méprisé par plusieurs de ses compères, c'est un
petit maître qui revient à la maison, référence
et distance du sujet sous le bras, pour donner une leçon de vie
et d'humilité que nous devrions tous nous faire un devoir d'écouter
au moins une fois.
Version française : -
Scénario :
Buddy Giovinazzo
Distribution :
Brandon Routh, Shannyn Sossamon, Kerry Washington,
Lara Flynn Boyle
Durée :
99 minutes
Origine :
États-Unis
Publiée le :
7 Août 2009