LÉOLO (1992)
Jean-Claude Lauzon
Par Louis Filiatrault
Renfermé sur lui-même, frustré, retardataire, aliéné
; telles ont été quelques caractéristiques souvent
attribuées au peuple québécois... et incidemment
à son cinéma. Pas exactement de quoi se faire de nombreux
amis. En effet, marqués par une approche singulière de
distanciation, les films les plus célèbres de Brault,
Groulx, Arcand et même de Gilles Carle, dans toute sa naïveté,
ont eu tendance, malgré tout leur intérêt, à
exprimer plutôt directement une rage tellement sombre, une déception
(nationale) si totale que l'on n'a pu s'empêcher de souhaiter
voir un auteur finalement s'attaquer au tragique sous un autre angle,
renouant avec l'intériorité, l'humanité profonde,
aussi nécessaires au cinéma que l'esthétique et
les idées. C'est alors que, émergeant d'à peu près
nulle part, du milieu des années 80 rompues au cinéma
commercial américain, Jean-Claude Lauzon, cinéaste prometteur
responsable de l'une des productions québécoises les plus
distinctives de son époque (Un zoo la nuit), livra au
Québec ce dont il ne se doutait peut-être même pas
qu'il avait besoin: ce film passionné, déchirant, universel
et profond qu'est Léolo.
Léolo constitue l'un de ces quelques moments où
le cinéma québécois parvient à s'affranchir
de son régionalisme et à s'inscrire de plein pied dans
un patrimoine plus large: ici, la chronique d'enfance aux éléments
autobiographiques. Lauzon, à l'instar de Truffaut dans ses 400
coups, incorpore ici une panoplie de références culturelles
et de trames narratives que l'on peut associer à ses propres
sensibilités de jeunesse, mais l'intensité dramatique
et la maîtrise cinématographique démontrées
sont telles que l'auteur s'efface derrière ce récit de
Léo Lozeau, cadet d'une famille de fous (littérals) fuyant
sa réalité par l'écriture et rêvant de l'Italie.
La manière dont le cinéaste nous fait plonger à
même l'univers de ce jeune « héros » devient
hautement et perpétuellement prenante.
La première chose frappant le spectateur à la rencontre
de Léolo est une facture visuelle étonnamment
léchée. La lumière crue et les cadrages maniérés
de Un zoo la nuit disparaissent au profit d'une belle stylisation
de la couleur, des éclairages et des mouvements de caméra.
Les nombreuses séquences sombres ou nocturnes de Léolo
témoignent d'un sens esthétique fort, traduisant le caractère
sordide ou insolite des situations les plus singulières, tandis
que la photographie plus sobre des scènes d'extérieur
équilibre l'ambiance en lui injectant une bonne dose de réalisme,
ancrant bien les deux pieds sur terre ce film pourtant très poétique.
Il va de même de la bande sonore formidablement expressive, alternant
chants grégoriens, musiques de Tom Waits et chansons italiennes
entre autres ingrédients d'un mélange peu conventionnel.
Utilisés en leitmotivs reliés à des situations
et personnages précis, les morceaux s'enchaînent avec fluidité
et contribuent grandement à la création de l'univers triste
et mémorable de Léolo, à ce triomphe formel
rarement égalé dans le cinéma québécois.
Récit d'une oppression quotidienne, de la privation de libertés
essentielles (celles du choix des intérêts, des ambitions),
Léolo délaisse toute forme de structure linéaire
pour suivre une sorte de progression intérieure dont le principal
fil conducteur s'avère la narration en voix off (par un Pierre
Bourgault très solennel). Il en résulte un déroulement
imprévisible et organique, menant le spectateur de la découverte
de la littérature du jeune Léo à la présentation
des membres de son entourage, de sa dérangeante mais touchante
initiation à la sexualité à son ultime descente
dans la folie dans un même flot narratif aussi envoûtant
qu'imperméable aux invraisemblances de l'intrigue, l'auteur s'intéressant
bien davantage à reconstruire une réalité déjà
vécue, fragmentaire et intériorisée, qu'à
entretenir une quelconque logique des événements. L'intérêt
de ce parcours vers l'inévitable glissement dans la démence
est renforcé par une véritable parade de figures et d'épisodes
grotesques, parties intégrantes d'un portrait psychologique sans
fard. Les images fortes et passages marquants abondent (Ginette Reno,
ultime symbole de la maternité québécoise traditionnelle,
sur le siège de toilette ; la tentative de pendaison du grand-père
; etc.) et semblent tous justifiés au sein de cette fable d'un
enfant incompris qui ne voulait que fuir.
C'est sur une séquence d'une tristesse inouïe n'ayant d'égale
que sa bouleversante beauté visuelle et verbale que prend fin
Léolo, comme si, on l'a rappelé trop souvent
à la lumière de son décès accidentel, l'auteur
avait cherché à tourner lui-même la page sur un
chapitre, à apporter une certaine finalité à une
phase de sa vie créative et personnelle. Artiste d'une ambition
démesurée, au caractère susceptible et très
convaincu du génie de son propre ouvrage, Lauzon a néanmoins
réussi, avec son second et dernier long-métrage, à
toucher le monde entier, régulièrement cité encore
aujourd'hui comme une oeuvre majeure du cinéma par plusieurs
institutions reconnues. Certes, on pourra reprocher l'omniprésence
et la dimension hautement littéraire (peut-être trop pour
un garçon de douze ans) de sa narration off, sa cruelle et totale
absence d'espoir ainsi que l'arrivée plutôt précipitée
de son ultime virage dramatique. Il demeure néanmoins la plus
pertinente expression du talent de l'un des grands visionnaires du cinéma
québécois qui, on n'en doute aucunement, aurait sans doute
su fournir au patrimoine sa part de chefs-d'oeuvre. De quoi donner envie
de reprendre le flambeau.
Version française : -
Scénario :
Jean-Claude Lauzon
Distribution :
Maxime Collin, Ginette Reno, Julien Guiomar, Pierre
Bourgault
Durée :
107 minutes
Origine :
Québec
Publiée le :
29 Août 2007