LEFT HANDED (2008)
Laurence Thrush
Par Mathieu Li-Goyette
Immensément marqué par le nouveau nationalisme de l’écrivain
Mishima, c’est Paul Schrader - probablement le plus brillant scénariste
américain à s’être penché sur les cas
pathologiques prenant racine sous une société - qui faisait
dire à un personnage lors de son premier scénario (The
Yakuza) en 1974 : « Lorsqu’un Américain craque,
il ouvre la fenêtre et se met à tirer sur des étrangers.
Lorsqu’un Japonais craque, il ferme la fenêtre et s’enlève
sa propre vie. Tout y est à l'envers ». Left Handed
raconte pourtant l’entre-deux. Celui où, absent de sa réalité,
le Japonais se soumet à sa propre séquestration, son propre
hikikomori où il vit reclus pendant une période indéterminée.
Loin des obligations de son environnement, n’ayant plus à
se rapporter à l’école, au bureau, à la maison
de thé ou à ses amis, c’est là la porte de
sortie la plus évidente pour dévier d’un chemin
qui, pour le Japonais type, est tracé et immuable. Suivant des
bornes précises, celui-ci a tendance à subsister sous
les pressions d’un système parfaitement cadencé
par des castes sociales l’obligeant à évoluer et
à accéder aux niveaux supérieurs. Par le biais
de l’école, de la discipline, c’est ici que le premier
long-métrage de Laurence Thrush atteint un nerf sensible de la
condition japonaise : « S’il ne sort pas de sa chambre,
s’il ne retourne pas à ses cours, il ne pourra plus jamais
aller à l’école et n’aura jamais un bon travail
» dit la mère de Hiroshi, un jeune adolescent poussé
à la réclusion.
De cette obligation d’agir, Hiroshi décidera un jour de
tout lâcher, de s’enfermer et de réquisitionner à
leur dépens l’aide de sa famille. Servi par sa mère,
pleuré par son frère et renié par son père,
la décision de l’adolescent n’est pourtant pas sans
bon sens. Alors que la structure narrative du film de Thrush prend la
peine de faire état de sa relation à l’environnement
ambiant et à sa bonne position scolaire (contrairement aux autres
étudiants, il n’échouera pas son fatidique examen
d’entrée à l’université) grâce
à une mise en scène magnifiquement manigancée en
banlieue de Tokyo. Toujours dissimulés, les visages de ce premier
tiers sont à retrouver en dessous des éléments
bloquant le champ de vision du spectateur. Constamment enfreint par
un objet soit urbain (une clôture), soit familial (l’épaule
de son petit frère), il y a un manque à trouver entre
le corps de Hiroshi et sa représentation à l’écran.
Celle-ci demeurant incomplète, c’est sous cette absence,
cette incompréhension tant visuelle que psychologique - rendue
plausible par un scénario tout en retenue - qui invoque chez
nous un puissant sentiment d’impuissance; Hiroshi disparaît
du monde, nous ne pouvions rien faire mis à part l’observé
s’enfermer sur lui-même. Fantôme à l’arrière-plan
d’un monde conventionnel en premier plan, c’est précisément
cette première couche du monde qui déplaît à
l’adolescent et qui force son geste. Telle une surface trop polie,
trop figée dans une homogénéité (renforcée
ici par le choix du noir et blanc) qui fait à la fois état
de la platitude du monde contemporain japonais, mais surtout à
l’entrave qu’il présente pour le sujet singulier
et un monde littéralement décoloré, sans passion
ni divergence.
Sombrant ainsi dans l’aliénation, Left Handed
rapporte peu à peu l’état d’être et
la stagnation (pour ne pas dire évolution) de la situation familiale
type que provoque un cas de hikikomori. Car le Japon n’est pas
pays à regorger de crises familiales éclatantes, il est,
comme Schrader l’ironisait, du genre à s’enfermer
et à s’ouvrir le ventre au pire de sa détresse.
D’ailleurs, il est curieux de retrouver à cette première
partie un certain air de Taxi Driver (scénarisé
par Schrader) où longtemps l’errance romantique d’un
homme sans repère propose une progression réflexive pour
les spectateurs. Continuellement remis devant les mêmes espaces
et les mêmes configurations de cadre au sein d’une cité
où les panoramas urbains riment entre eux, c’est lorsqu’un
intervenant social venant à la rescousse de Hiroshi qu’un
symbolisme parfois lourd de sens (pourtant toujours sensé) s’amorcera.
Derrière cette porte où se cache un jeune homme enfermé
depuis 18 mois se trouve la noirceur, la non-image et le non-cinéma
que Thrush cherche à retrouver et auquel le cinéaste cherche
une réappropriation de l’image-corps de Hiroshi. Éclipsé
derrière un monde qui ne l’a jamais vu (donc compris, comme
nous étions en mesure de le constater plus tôt), Hiroshi
ne sortira que lorsqu’il aura revu son reflet (dans un magnifique
plan où un disque optique, un divertissement, une nouvelle joie
le reflètent) et que lorsqu’il aura été en
mesure d’accepter que cette lumière extérieure (sa
société) qui découpait son corps ne sera jamais
en mesure de totalement le comprendre, de complètement être
en mesure de découper sa silhouette. Prisonnier d’un (in)juste
milieu, il lui faudra accepter de rester pénombre.
Découpée sur un mur, cette pénombre du corps (seule
représentation visible du personnage) est peu à peu éclairée
par l’entrée progressive de l’intervenant dans sa
chambre. Sorte d’alter ego du cinéaste, le spécialiste
des cas de hikikomori (emploi du temps bien plausible étant donné
que plus d’un million de Japonais en souffrent) a sur lui le fardeau
de supporter une mère qui lutte pour protéger la progéniture
ingrate de son mari. Ce dernier, poussé à bout de nerfs
par un fils qu’il ne comprend pas (« pourquoi ne m’expliques-tu
pas ce qui cloche? ») laisse la famille tandis qu’elle,
désespérée, est reniée par une âme
torturée qui ne cherche plus à présent qu’à
entraîner ses proches dans sa chute. Où le sort de Hiroshi
s’avère tragique, c’est dans cette impossibilité
de satisfaire les attentes de l’enseignement de Mishima et de
son néo-patriotisme. Incapable de supporter le poids de la nation
qui, pour survivre (et raison pour laquelle elle s’est aussi brillamment
relevée de l’après-guerre), exige une discipline
que l’adolescent n’est plus en mesure de supporter. Déterminées
par un jeu de silence et d’imagerie contemporaine bouleversante,
la simplicité des cadrages et la sobriété vantée
(voire imposée) par Thrush appellent à la méditation
et à l’introspection. Lointain rappel à l’effondrement
familial et à la poésie tranquille qui ressortait du discours
d’Ozu, il y a cependant dans le cinéma du Britannique une
incommunicabilité toute nationale (avouez que vous pensiez que
j’allais dire « postmoderne ») s’avérant
d’autant plus nécessaire et précieuse à l’articulation
du discours identitaire du pays. Stupéfiante ironie que de voir
un étranger décoder avec tant de justesse une nation dont
les cérémonies mêmes sont la cause d’un mal-être
rarement solutionné comme ici.
Version française : -
Version originale :
Tobira no muko
Scénario :
Laurence Thrush
Distribution :
Kenta Negishi, Kento Oguri, Masako Innami, Takeshi
Furusawa
Durée :
110 minutes
Origine :
Japon
Publiée le :
4 Octobre 2009