THE LAST TEMPTATION OF CHRIST (1988)
Martin Scorsese
Par Mathieu Li-Goyette
L’Américain Cecil B. DeMille avait son Christ idolâtré.
L’Italien Pier Paolo Pasolini avait son Christ méditatif.
L’Italo-Américain Martin Scorsese, lui, a son Christ déchiré.
S'inspirant du roman homonyme de Nikos Kazantzakis, Scorsese, épaulé
par son équipe habituelle (Schrader au scénario, Schoomaker
au montage, Ballhaus en chef-opérateur), parvint à faire
une relecture plus qu’actuelle de l'histoire du Christ après
que le classicisme du film biblique, déjà faible depuis
Ben-Hur, ait tombé dans l’oubli à la veille
du Nouvel Hollywood des années 70. Relecture controversée,
film biblique s’il en est un, ce questionnement religieux long
de 164 minutes reste encore aujourd’hui une oeuvre pleine de tabous
à laquelle peu de jugements dévoilent son réel
sujet. Présentant ici Jésus comme un charpentier artisan
de croix de crucifixion à la solde des Romains, Scorsese choque
en profitant d’un procédé de «foreshadowing»
(indice sur les événements à venir) dans une histoire
connue de tous depuis la petite enfance. Judas est ici un zélote
aux accents italo-américains interprété par Harvey
Keitel, Marie-Madeleine (Barbara Hershey), elle, est connue de Jésus
depuis leur jeunesse et ira même jusqu’à lui donner
un fils, les apôtres eux, sont presque invisibles et ne servent
finalement que d’outils à l’achèvement de
la réponse religieuse recherchée par le film. Et c’est
précisément ici que ce dernier prend toute son importance.
Sans user de superlatifs non justifiés, il va s’en dire
que les films dits “bibliques” racontent, pour autant, tous
la même histoire. « Comment le Christ a-t-il rejoint son
Père aux Cieux? ». Désamorçant immédiatement
cette quête par la déformation complète des personnages
du Nouveau Testament, le cinéaste se pose plutôt la question
: « Comment croire? » ou plutôt « Pourquoi croire?
». Le Jésus brillamment interprété par Willem
Dafoe est ici un personnage indécis, angoissé par sa mission
à venir et désirant y renoncer pour pourvoir à
ses besoins et finalement vivre sa vie comme bon lui semble. En remettant
en question l’existence de son Père, le mettant même
au défi, il se rendra jusqu’au seuil du malin pour finalement
céder à cette dernière tentation: celle de ne pas
vouloir souffrir pour l’humanité.
C’est d’ailleurs dans cette parcelle de vie que le cinéaste
jouera avec les préjugés et les traditions en faisant
de la scène d’amour entre Jésus et sa femme, Marie-Madelaine,
l'un des climax de son film. Dans le même ordre d’idées,
il y va ensuite d’un puissant discours entre l’apôtre
autoproclamé, Paul, et un Jésus bien désillusionné.
Le premier prêche avoir vu le Fils de Dieu dans un rêve
qui lui a dit de répendre la Bonne Nouvelle tandis que le deuxième
affirme qu’il est Jésus de Nazareth et qu’étant
vivant, il n’a pu apparaître dans aucune vision. Paul (le
jeune Scorsese?) proclame alors préférer son Christ glorifié
au Christ humanisé devant lui. Difficile de ne pas y voir là
la problématique numéro un (et de loin) de la religion
catholique, si évidente mais si souvent évitée.
Suite à cette discussion, Jésus continuera sur le chemin
de l’humanité où il se fera finalement accuser de
trahison par Judas (toujours vivant). S’apercevant bien qu’il
ne peut vivre en simple humain, le Christ septuagénaire demande
pardon et retourne sur la croix où finalement il n’aura
plus qu’à s’exclamer : « Tout est accompli
» quelques secondes avant que la pellicule ne se brise et que
le générique défile. Osant même y aller avec
une réflexion sur l’image, défensive certes, l’effet
reste lyrique et la fin du visionnement nous confine au questionnement,
que nous soyons croyants ou non.
Par le passé, nous répondions facilement aux questions
existentielles cherchées par la croyance religieuse. Dès
que la mort frappait aux portes, c’est les chapelets qui ressortaient
des tiroirs. Époque de plus en plus révolue, la religion
en soi demeure un riche témoignage de valeurs fondamentales au
fonctionnement de toutes sociétés. L’oeuvre nous
présente brillamment celles-ci sous l’angle insolite et
subjectif d’un Christ étrangé à sa propre
symbolique et écarté volontairement de sa destinée
habituellement racontée. Néanmoins, cette réflexion
sur les valeurs méritait-elle la modification frôlant le
scandale? À malmener ainsi l’image de la Sainte-Trinité,
Scorsese ne risquait-il pas de s’égarer dans ses propres
démons intérieurs? Ses valeurs prodiguées ne se
sont-elles pas finalement annulées?
Heureusement, non. Ne les brimant pas le moins du monde, mais plutôt
en les affirmant en reclassant à sa façon ce qui est péché
et ce qui ne l’est pas, cet Évangile selon «Saint»-Scorsese
est judicieusement parsemé de remises en question typiques au
cinéaste. Sa réalisation de marque (ici particulièrement
rebelle) est tout à son honneur dans cette quête où
seul quelques interprétations un peu inégales viennent
brimer une distribution justement assemblée. Finalement, côté
visuel, on visite une gallerie de tableaux du classicisme religieux
de la Renaissance pour le plus grand plaisir de nos yeux.
Prêtre avant de devenir cinéaste, Martin Scorsese avait
ici un projet taillé sur mesure dont les malheureux défauts
de productions s’apparentent beaucoup plus au manque flagrant
de budget (7 millions au lieu des 15 millions originels) plutôt
qu’au manque de talent ou de passion. Cinéaste des obsessions
nous ayant d’abord présenté son baptême personnel
dans Mean Streets, il continua avec la tentation, la réflexion,
puis l’expiation dans Taxi Driver pour n’atteindre
la rédemption que dans Raging Bull. Son chemin de croix
accompli, il ne lui restait finalement que la confession pour atteindre
la délivrance.
Version française :
La Dernière Tentation du Christ
Scénario :
Paul Schrader, Nikos Kazantzakis (roman)
Distribution :
Willem Dafoe, Harvey Keitel, Paul Greco, Barbara
Hershey
Durée :
164 minutes
Origine :
États-Unis
Publiée le :
12 Mai 2008