THE LAST LAUGH (1924)
Friedrich Wilhelm Murnau
Par Jean-François Vandeuren
Dans certaines séquences du film Shadow of the Vampire,
le cinéaste E. Elis Merhige nous présente Friedrich Wilhelm
Murnau et son équipe technique en plein travail sur le plateau
de tournage de Nosferatu, tous vêtus de longs sarraus
blancs et de lunettes protectrices étranges tels des scientifiques
s’adonnant à une expérience. Une image qui représente
assez bien le cinéaste en plein processus créatif vu son
gout évident pour l’expérimentation au niveau de
la mise en scène. Comme pour Nosferatu, The Last
Laugh n’échappe pas à cette idée. En
plus de former l’un des joyaux de la filmographie du réalisateur
allemand, il en ressort aussi sans le moindre doute l’un des efforts
les plus marquants de tout le mouvement expressionniste de la république
de Weimar. Murnau nous raconte ici l’histoire peu réjouissante
du portier vieillissant d’un grand hôtel qui perdra la fierté
et le statut que lui apportait son poste et son uniforme dans le quartier
où il habite le jour où il sera rétrograder à
un poste beaucoup moins prestigieux. Par peur de décevoir sa
nièce et ses proches, il tentera de camoufler ce triste évènement
en continuant de revêtir le costume de portier en leur présence.
Comme la majorité des œuvres marquantes de cette époque,
et ce peu importe leur nationalité, The Last Laugh est
un film qui nous ramène à l’essence même de
ce qu’est le cinéma en ne s’exprimant unilatéralement
que par l’image. L’univers de Murnau se veut évidemment
exagéré en tout point, particulièrement en ce qui
a trait au jeu des acteurs, Emil Jannings se révèle d’ailleurs
stupéfiant dans le rôle du portier. L’ensemble parvient
également, sous la direction de Murnau, à outrepasser
la mimique de dialogues inaudibles pour ne s’exprimer que par
le biais de gestes et d'expressions faciales. Le cinéaste n’a
pas eu recours non plus aux intertitres pour appuyer l’action
ou ses intentions, ce dernier le fait déjà amplement grâce
à sa caméra. Murnau nous livre en ce sens une facture
visuelle magistrale, probablement l’une des plus somptueuses de
l’histoire, faisant état d’une virtuosité
tout bonnement phénoménale en ce qui a trait aux mouvements
de caméra que le cinéaste insère parfaitement en
suivant une logique propre au courant de certains objets ou des gestes
des personnages peuplant son film. Cela donne alors lieu à des
élans parfois assez frénétiques qui seront d’ailleurs
le mieux mis à profit lorsque conjugués au côté
onirique et démesuré d’une scène de rêve
absolument géniale.
Par cette fable des plus tristes tournant autour de l’idée
de protection d’une image et du respect que celle-ci peut apporter,
Murnau livre à ses compatriotes, et éventuellement au
reste du monde, un témoignage social effectuant le portrait d’une
période particulièrement sombre moralement et économiquement
pour l’Allemagne. Une société de plus en plus dépourvue
de toute forme de compassion et qui se nourrissait des déboires
d’autrui pour tenter de se frayer un chemin au cœur d’une
misère qui demeurait la plupart du temps sans issue. À
ce sujet, le seul intertitre du film servira d’ailleurs de tremplin
entre un dénouement tragique inévitable et une seconde
fin totalement absurde que Murnau et le scénariste Carl Mayer
ont du ajouter afin de se conformer aux exigences du studio qui jugeait
la conclusion initiale beaucoup trop éprouvante. Le duo parvint
à orchestrer un brillant pied de nez à cette demande en
imprégnant cette nouvelle destinée beaucoup plus heureuse
pour leur personnage principal d’une charge d’ironie et
de cynisme, appuyant de façon particulièrement pessimiste
que le peuple ouvrier allemand de l’époque ne pouvait espérer
qu’un miracle pour se sortir de sa tourmente
Même après plus de 80 ans, The Last Laugh demeure
un film qui ne vieillit tout simplement pas. Il en ressort un effort
marquant l’apogée d’une ère où le cinéma
sera parvenu à se libérer complètement des dialogues
et intertitres pour finalement s’exprimer que par l’image.
Apparaissant comme une œuvre d’une importance capitale sur
le plan technique vu les innovations tout bonnement hallucinantes élaborées
par Murnau et son équipe en ce qui a trait aux mouvements de
caméra, The Last Laugh concrétise, avec Nosferatu,
le réalisateur allemand comme un des artisans les plus importants
du septième art. Le fond social assez lourd de l’effort,
une caractéristique propre au cinéma de rue de l’époque,
visait évidemment à réveiller les esprits d’une
population ouvrière complètement démoralisée
face à cette période chaotique dans laquelle fut plongée
l’Allemagne d’après-guerre. Une forme de discours
qui, avec le temps, se sera transformée et adaptée aux
différentes réalités sociales. Le coup d’éclat
de Murnau est qu’il fait encore aujourd’hui énormément
de sens à bien des égards.
Version française :
Le Dernier des hommes
Version originale :
Der Letzte Mann
Scénario :
Carl Mayer
Distribution :
Emil Jannings, Maly Delschaft, Max Hiller, Hans
Unterkircher
Durée :
77 minutes
Origine :
Allemagne
Publiée le :
31 Octobre 2003