UN LAC (2008)
Philippe Grandrieux
Par Alexandre Fontaine Rousseau
La matière première du cinéma de Philippe Grandrieux
est la sensation à l'état pur, l'image et le son perdant
sous l'influence de sa caméra leurs propriétés
figuratives pour devenir des substances à la limite de l'abstraction;
elles n'y reprennent leur sens que par l'agencement, harmonieux ou discordant,
qu'orchestre le cinéaste français. Avec Sombre
et La vie Nouvelle, ses deux long-métrages précédents,
Grandrieux jetait les bases non pas d'une filmographie mais d'un projet
de réforme du langage cinématographique. Le langage neuf
qu'il y proposait produisait des effets de perceptions plus que des
pistes de lecture; le sens s'y effritait au profit des sens, l'impact
immédiat d'un contraste prononcé l'emportant sur les idées
véhiculées par quelques fragments épars de narration
disséminés ici et là. Films violents, se nourrissant
du malaise du spectateur, ils se réclamaient d'une rupture esthétique
totale et - par leur refus des formes passées - amorçaient
un retour aux idéaux de constant renouvellement de la modernité.
Bien qu'il travaille à partir de la même grammaire, son
troisième film Un lac emploie cependant un champ lexical
beaucoup plus sobre, reprenant les stratégies passées
sur le mode nouveau de l'effacement. L'horrible sentiment d'oppression
provoqué par ses films précédents s'est estompé,
au profit d'une lente dérive non moins déstabilisante.
Alors que Sombre et La vie Nouvelle hurlaient, Un
lac est un film somnambule, à la frontière du rêve
et de l'éveil, qui hypnotise le spectateur autant qu'il lui parle.
Plus que jamais atmosphérique, ce cinéma à la lisière
de l'expérimentation vidéographique semble se dissiper
sous nos yeux, s'engouffrer dans la pénombre, se laisser happer
par la noirceur de ses images à la limite de l'absence. Grandrieux,
fidèle à lui-même, joue sur la dissonance entre
les textures pour générer des affects. Entre l'intimité
de l'obscurité et la dureté de la lumière, il s'attaque
littéralement à la rétine du spectateur - dilatée
puis bombardée, violentée par les tressaillements de l'écran.
Un lac est d'abord une palette de couleurs, une série
d'ambiances sonores, quelques parties du corps filmées de si
proche qu'elles en perdent leur familiarité. C'est ensuite un
rythme, une alternance périodique entre le martèlement
séismique d'une hache au grand jour et le secret de rencontres
intimes la nuit. Puis c'est une évasion, une libération
de ce cycle, presque une expulsion de l'univers physique jusqu'alors
imposé par le film. Il se cache, derrière cette partition
visuelle unique, un scénario étonnamment linéaire:
l'histoire d'une jeune fille, séduite par un étranger,
qui quitte sa famille, son existence isolée et par le fait même
l'enfance vers les mystères de l'âge adulte. Mais le traitement,
tout sauf conventionnel, torture cette prémisse connue pour qu'en
ressortent les connotations mystiques et les zones d'ombres plus déstabilisantes.
L'oeuvre de Grandrieux est une expérience nouvelle, étrangère,
qui force à une réévaluation du vocabulaire généralement
employé pour discuter du cinéma. Son image qui défie
les catégories tient à la fois de la peinture impressionniste
et de l'image documentaire. Grandrieux capte la réalité
de ses lieux de tournages, filmant les arbres et la neige autant que
ses acteurs. Il évacue le réalisme factuel, créant
en Laponie un espace géographiquement imprécis aux frontières
floues, et va jusqu'à déformer la langue française
par la bouche de ses comédiens d'origines diverses pour faire
ressortir un réalisme plus sensoriel qu'intelligible. Par le
fait même, c'est tout le concept de réception qui est remis
en question - et le spectateur qui cherche d'abord à donner une
« signification » aux images qu'il voit risque de vivre
quatre-vingt-dix frustrantes minutes d'incertitude. La première
qualité d'Un lac est d'établir un temps qui lui
est propre, de plier cette notion aux impératifs déphasés
de sa forme narrative singulière; le film semble se dérouler
selon le mode temporel incertain du rêve, où les durées
se contractent et se dilatent sans mobile tangible.
Aussi limpide qu'il est énigmatique, Un lac cache une
infinie simplicité derrière sa forme insolite - sinueuse
mais pourtant étrangement épurée. Ainsi, ce film
se développe par l'énergie même des profondes contradictions
qu'il porte en lui, à commencer par cette dichotomie entre les
préoccupations extrêmement physiques de sa démarche
éminemment cérébrale. Qui plus est, son apparente
tranquillité dissimule une cruauté tout aussi terrible,
mais plus secrète, que la violence manifeste de La Vie nouvelle.
Sa lumière aveugle, alors que son obscurité rapproche.
Ses vastes espaces ouverts sont des prisons, tandis que ses lieux clos
ouvrent à de nouvelles réalités. Mais toujours,
c'est cette idée du cinéma comme « expérience
» qui prime chez le cinéaste français: avant le
sujet, il y a cette forme constamment provocante - partagée entre
la maîtrise totale de ses images et le chaos que celles-ci génèrent
- qui vient troubler nos repères et ébranler nos habitudes
trop rapidement figées de spectature. Ne serait-ce que parce
qu'il force à une remise en question de notre mode d'appréhension
de l'objet-film, Un lac mérite d'être non seulement
visionné mais pensé, étudié, médité.
Le film de Grandrieux ne détient pas nécessairement les
conclusions des réflexions qu'il avance, mais il pousse le cinéma
dans des directions inexplorées, et indéniablement pertinentes.
Pour cette raison, le cinéaste français confirme sa place
en tant qu'incontournable d'une certaine avant-garde: un « théoricien
empirique » du malaise et de l'incertitude que peut encore créer
un cinéma primitif, réduit aux actes essentiels du voir
et de l'entendre.
Version française : -
Scénario :
Philippe Grandrieux
Distribution :
Dmitry Kubasov, Natalie Rehorova, Alexei Solonchev,
Artur Semay
Durée :
90 minutes
Origine :
France
Publiée le :
29 Octobre 2008