KOYAANISQATSI (1983)
Godfrey Reggio
Par Alexandre Fontaine Rousseau
Si l'on me demandait de choisir un film à envoyer dans l'espace
afin qu'il se fasse l'ambassadeur de l'espèce humaine auprès
d'une potentielle forme de vie extra-terrestre, il y a fort à
parier mon choix s'arrêterait sur Koyaanisqatsi, sublime
poème en musique et en images de Godfrey Reggio, plutôt
que sur un long exposé verbal dans la veine de celui qu'avait
concocté le personnage de Philippe dans La Face cachée
de la Lune de Robert Lepage. Car Koyaanisqatsi est non
seulement une évocation prenante de l'existence sur Terre mais
parle aussi un langage universel, celui des sens. Cette «vie en
déséquilibre», car c'est en fait ce que signifie
ce titre à en décrocher la mâchoire choisi par Reggio,
le réalisateur la retrace au fil d'un montage symphonique qui
confronte la nature au progrès, l'humain au système qu'il
s'est créé comme encadrement et, par la même occasion,
le spectateur à cet univers qu'il habite. Film de la remise en
question humaine absolue, Koyaanisqatsi n'affiche pourtant
pas une attitude de confrontation et se borne plus ou moins à
présenter le monde tel qu'il est.
À la limite, le film de Reggio caricature certains traits du
mode de vie urbain grâce à ses accélérés
hypnotiques qui transforment la ville en un énorme organisme
vivant dont les autoroutes seraient des vaisseaux sanguins. Toutefois,
le portrait qu'il dresse en est un d'une authenticité troublante.
La grande force de Koyaanisqatsi est d'embrasser la beauté
purement esthétique de la création humaine jusque dans
ses pires horreurs tout en critiquant la folie de celle-ci. Le film
fait vivre à la fois l'émerveillement le plus complet
et le dégout total. Reggio s'y permet à la fois de célébrer
la force de notre génie créateur et d'exposer ouvertement
notre manque de jugement. À la beauté et à la puissance
paisible de la nature, le film oppose celle, beaucoup plus trouble et
instable, de la civilisation moderne. L'homme crée des édifices
titanesques pour finalement les faire tomber, des quartiers immenses
pour les laisser dépérir. Tels des milliards de fourmis,
les humains grouillent incessamment dans les artères de la ville
pour travailler et se divertir. La vitesse effarante à laquelle
Reggio nous permet d'observer ce ballet urbain le rend infiniment plus
imposant. Dans le dernier tiers du film, de loin le plus réussi,
le rythme de cette danse devient carrément étourdissant.
C'est à ce moment que le réalisateur plonge dans la foule
pour cibler quelques figures humaines, pour rappeler que derrière
chaque mouvement, derrière chaque lumière qui s'éteint
dans un édifice à bureaux, se cache un individu.
Ces visages que montre Reggio expriment le même doute qui aura
envahit le spectateur à la vue d'un spectacle aussi délirant.
Ce retour à l'individu permet aussi au réalisateur de
terminer sa thèse sur une note humaniste, de prouver qu'il n'a
pas oublié le sort de chaque individu dans les méandres
grandioses de son exposé fascinant sur l'humanité en tant
qu'entité unie. Visuellement abasourdissant, Koyaanisqatsi
peut à juste titre être qualifié de chef-d'oeuvre.
Exprimant de façon éloquente ses idées, le film
de Reggio n'est aucunement hermétique mais témoigne malgré
tout d'une recherche remarquablement aboutie tant au niveau du contenu
que de la forme. Esthétiquement, le film est une explosion de
trouvailles savamment orchestrées qui a fait école dans
tous les domaines, de la publicité au documentaire en passant
par le vidéo-clip. Ce sont toutefois les compositions grandioses
de Philip Glass qui servent de véritable détonateur émotionnel
au film. Koyaanisqatsi est un exemple révélateur
de la puissance infinie de la symbiose parfaite entre la musique et
l'image.
Film en constante évolution dans l'esprit du spectateur, Koyaanisqatsi,
à mi-chemin entre le documentaire et l'art visuel, est un point
marquant de l'histoire cinématographique des vingt dernières
années. Souvent imité, jamais égalé, ce
premier volet de la trilogie des Qatsi est incontestablement
le plus réussi et le plus marquant de la série. Koyaanisqatsi
est d'abord et avant tout une réaffirmation de la puissance de
la caméra comme objet d'expression de même qu'un puissant
appel au questionnement. Le film plaide en faveur d'une réévaluation
intégrale de la société qui régit notre
existence. Cette auto-critique en règle de l'espèce humaine
que Reggio arrive à développer de façon si inspirée
et inspirante est, en soi, une preuve de la sensibilité et de
l'intelligence dont celle-ci peut faire preuve. Le monde qu'il y dépeint,
toutefois, est le fruit de sa folie autodestructrice. Deux facettes
d'une même créature fort étrange que le réalisateur
réussit à incarner sans même avoir recours à
la parole. Film peu conventionnel mais fort éloquent, Koyaanisqasti
est une expérience unique et passionnante qui cristallise l'essence
de notre monde est un seul objet artistique d'une rare beauté
et d'une lucidité troublante.
Version française : -
Scénario :
Ron Fricke, Michael Hoenig, Godfrey Reggio,
Alton Walpole
Distribution : -
Durée :
87 minutes
Origine :
États-Unis
Publiée le :
17 Novembre 2004