THE KING OF KINGS (1927)
Cecil B. DeMille
Par Mathieu Li-Goyette
Le terme « récits fondateurs » de l'homme est un
terme qui est sujet à réinterprétation et reste
problématique. Les poèmes d'Homère et l'Ancien
Testament, de notre côté du monde, ont tendance à
faire partie de cette lignée d'écrit ayant laissé
une trace si fondamentale en l'homme que l'on y réfère
aujourd'hui comme à des moments fondateurs de l'humanité
– autrement dit une belle lecture qui retrace la genèse
de notre comportement. Encore une fois, cette recherche de la «première
fois» (quête de l'origine insatiable que nous entretenons)
est d'une grandeur flouée et démesurée. Ne pouvant
alors être renié puisqu'il est soi-disant le sommet des
origines, le récit divin représente au cinéma une
occasion opportuniste de porter à l'écran quelques une
des plus belles scènes de l'imaginaire collectif mondial. En
fait, En creusant dans sa genèse, l'homme chercherait à
légitimer une certaine conscience qui, une fois représentée
(que l'on évoque ici les icônes religieuses, les chants
grégoriens ou le cinéma) acquiert un statut permanent
(le mur, la partition, la pellicule) aussitôt tributaire de son
salut et de ce billet passe-droit devant St-Pierre une fois rendu au
Ciel. Plus près du cinéma, c'est dans cette venue que
se sont pointées les premières passions produites par
les studios Pathé (qui faisaient momentanément ravaler
à l'Église sa volonté de mettre le septième
art à l'Index) et les premiers projets démesurés
du cinéma américain alors naissant; le récit biblique
donnait alibi pour le financement extravagant de l'investisseur en quête
d'une expiation rentable.
Bien que nous sachions que le cinéma muet ait longtemps prêché
par ce désir d'universaliser son langage (et économiquement
d'instaurer le début d'une longue suprématie hollywoodienne)
The King of Kings reste la référence d'un amour
inconditionnel du cinéma comme moyen de communication digne tout
en présentant une vision unilatérale, voire fanatique,
de la vie du Christ. Aujourd'hui, le moins étonnant de l'histoire,
c'est premièrement de trouver Cecil B. DeMille aux commandes
du projet ambitieux. Cinéaste du spectacle par excellence dont
la carrière brilla (qu'on le veuille ou non) sur plus de cinq
décennies et au fil de nombreux succès commerciaux, le
récit biblique était pour DeMille d'une formalité
et d'une évidence si passionnée et virulente qu'elle rappelle
par instant celle des Russes Eisenstein, Vertov, Poudovkine et autres
envers le discours communiste. Plus sérieusement, sans être
nécessairement un cinéma de la propagande ecclésiastique,
la conviction de DeMille à représenter la version rapportée
des faits entourant la naissance du Christ jusqu'à sa mort rapproche
son oeuvre de la retranscription et de l'agencement de plusieurs tableaux
bibliques mis un à la suite de l'autre. Fidèle aux manie
d'une première hégémonie du langage du cinéma
classique au temps du muet, DeMille trace les évènements
de son film grâce à une succession d'intertitres citant
à juste lieu les versets du Nouveau Testament. D'un excès
de budget et d'attention, le Christ de DeMille est, certes, encore crédible
pour autant que l'on se laisse bercer de façon univoque vers
une épopée longue de 2 heures 30 minutes dont le dénouement
bizarrement merveilleux laisse au spectateur l'impression d'une certaine
élévation de l'esprit et de la conscience.
Les outils du réalisateur sont pourtant bien simples. Le Technicolor
époustouflant débute et finit le film et fait du récit
de Jésus une parenthèse entre deux mondes «réels»,
l'illumination du corps du Christ qui redouble au rythme des miracles,
la placidité du Messie en grand chef d'orchestre d'un ensemble
qu'il semble maitriser aux dépens de sa crucifixion et du salut
de l'homme, l'arsenal de DeMille est brillant et judicieusement rattaché
à l'histoire de l'art catholique. D'ailleurs, parlons-en de ce
corps: le corps du Christ. Élaboré comme la matrice principale
du récit, le corps est l'oeil de la tempête divine qui
se déchaine sur l'ensemble des non-croyants qui devront systématiquement,
à un moment ou à un autre, avouer leurs torts à
Dieu, la caméra et à un narrateur trop omniscient pour
ne pas être – littéralement cette fois-ci –
Dieu. Du chaos à l'harmonie, Jésus est le centre du tableau
qui naît et disparaît par sa volonté d'y être
présent. Hérode, Ponce Pilate, le capitaine de la garde
des Romains qui le crucifieront, tous passent au confessionnal lors
d'une dernière séquence grandiose où le sol se
dérobe sous les pieds des païens. Constamment, DeMille oppose
son Christ à des masses et non à des individus. Ce n'est
pas Ponce Pilate qui le condamne, ni même veut sa perte, c'est
le peuple qui lui force la main à coup de cris enragés
et révolutionnaires. C'est la faute du peuple, de nous, citoyens
qui observons ce film, si le Christ a été crucifié
et The King of Kings, dirait DeMile, est le récit de
ce sacrifice raconté aux coupables à deux millénaires
de distance; une fois de plus, nous restons pantois et laissons le Messie
y passer à notre place...
Ce corps qui sert d'alibi au récit biblique, est celui de l'idole
d'un peuple abandonné (les États-Unis...). Pantois devant
les souffrances, le visage du Christ (interprété par H.B.
Warner) qui reflète une humilité et une tristesse qui
aura depuis rarement été exprimée correctement
au cinéma. L'émouvant comédien se voit d'ailleurs
accompagné de prestations dignes de Joseph Schildkraut et Ernest
Torrence sous les toges de Judas Iscariote et Pierre qui, tout aussi
impressionnants, livrent des performances qui en disent long sur le
méticuleux travail du cinéaste et sur la passion déployé
par un «projet de studio».. Malgré la finale restituant
le Christ à son nouveau créateur américain en l'élevant
de ses apôtres jusqu'à un ciel lentement composé
de grattes-ciels new-yorkais, le sentiment d'une croyance si fervente
tient lieu de manifeste pour les Chrétiens (américains)
du siècle à venir et se dote ainsi d'une importance historique
incomparable qui, contrairement à l'épisode griffithien
d'Intolérance, se permet une mise en scène élégante
et nantie de plusieurs décors envoutants et d'une imagerie symboliquement
puissante puisque bien plus réfléchie. Récit d'une
conviction au pluriel n'achevant jamais d'intéresser par la multitude
d'interprétations qu'il s'est vu donné, celui de la vie
du Christ demeure essentiel dans l'étude salutaire du cinématographe
comme décanteur d'un miracle (fiction) et d'une histoire (réalité).
La sublimation que permet le Christ illuminé de DeMille est celle
que remet en question Pasolini, que détourne Scorsese ou qu'écarte
bêtement Wyler pour son Ben-Hur. En portant son culte
aussi haut dans l'échelle du genre hollywoodien, DeMille aura
été l'instigateur d'une suprématie américaine
dont le seul problème reste peut-être qu'elle tire sa grandeur
d'une anesthésie bénéfique de la conscience sociale
plutôt que de ses qualités (pourtant présentes)
cinématographiques. C'est là, le drame des grands cinéastes
confinés à de « grands sujets ».
Version française :
Le Roi des rois
Scénario :
Jeanie Macpherson
Distribution :
H.B. Warner, Dorothy Cumming, Ernest Torrence,
Joseph Schildkraut
Durée :
112 minutes
Origine :
États-Unis
Publiée le :
12 Septembre 2009