KINATAY (2009)
Brillante Mendoza
Par Jean-François Vandeuren
Inutile de passer par quatre chemins : Kinatay (qui signifie
« massacre » en philippin) est un film sale, cruel et irrévérencieux.
Évidemment, de tels qualificatifs ne déterminent en rien
la qualité d’un effort, eux qui peuvent aussi bien se coller
aux pires des navets qu’à ces quelques rares oeuvres d’exception.
Là où le film de Brillante Mendoza tente de jouer d’audace,
c’est dans la façon dont il refuse de faire le moindre
compris, et ce, autant par rapport à son protagoniste qu’au
pauvre spectateur, tous deux impuissants au coeur de cette pénible
expérience narrative orchestrée au nom de l’art
et du réalisme. Envers et contre tous, le récipiendaire
du prix de la mise en scène lors de l’édition 2009
du Festival de Cannes sonne la charge en jouant constamment avec le
feu. Spectacle insolite simplement exigeant de son public ou dérapage
total, Kinatay commet incontestablement son lot d’erreurs,
dont plusieurs sont difficilement pardonnables. Le tout débute
pourtant sur une note assez intrigante alors que nous accompagnons -
dans un bordel urbain particulièrement bien reconstitué
- le jeune Peping et sa famille au moment où ce dernier s’apprête
à épouser sa petite amie. Après la cérémonie,
nous retrouverons l’étudiant en criminologie sur son banc
d’école, levant alors le voile sur la relève de
la police locale dont nous avons à présent toutes les
raisons de douter de la compétence. La profession semblant assez
peu rémunérée dans cette partie du globe, notre
défenseur de l’ordre en devenir acceptera d’exécuter
un boulot dont il ignore tout de la nature. Celui-ci consistera finalement
à enlever une prostituée devant une importante somme d’argent
à un groupe de policiers corrompus. Une escapade nocturne qui
se terminera dans le sous-sol d’une maison d’un quartier
isolé, endroit où Peping se retrouvera (malgré
lui) dans une position morale et éthique assez peu enviable.
Cet incident pour le moins perturbant donnera évidemment le ton
à cette très longue nuit dans les rues de Manille à
laquelle nous convie malicieusement Brillante Mendoza. Le problème,
c’est que le chemin au bout duquel émergeront finalement
les thèmes et les conflits internes que cherche à approfondir
le scénario d’Armando Lao aurait difficilement pu être
plus sinueux - et dépourvu de tout intérêt. Certes,
le traitement du temps au cinéma est souvent utilisé dans
le but de générer du suspense et de créer une attente
chez le spectateur par rapport aux événements à
venir. Les deux maîtres incontestés de cette discipline
demeurent évidemment Hitchcock et Clouzot, qui n’hésitaient
pas à mettre l’emphase sur le plus petit détail
ou à étirer certaines scènes dans le but d’accroître
le sentiment d’angoisse au sein de leur public respectif. Tentative
de pousser ce concept jusqu’à ses limites ou de simplement
jouer avec les nerfs des cinéphiles, le moins que l’on
puisse dire, c’est que le film de Mendoza dépasse carrément
les bornes. Ainsi, tandis que l’effort commencera peu à
peu à prendre son rythme, la trame narrative de Kinatay
basculera totalement dès l’instant où la jeune travailleuse
du sexe pénétrera à l’intérieur de
la sinistre fourgonnette qui la mènera à sa perte. Débutera
alors une séquence interminable de près de trente minutes
au cours de laquelle le réalisateur philippin nous entassera
à l’intérieur du véhicule aux côtés
de quelques flics véreux et d’un Peping de plus en plus
anxieux. Le cinéaste nous confrontera alors à un vide
dramatique complet qui ne sera alimenté que par une bande originale
tout ce qu’il y a de plus sinistre et inquiétante et une
série de plans extrêmement sombres et approximatifs ne
se nourrissant que des sons et des lumières de cette ville toujours
bien éveillée, et ce, même à la tombée
de la nuit.
Une initiative pour le moins culotée - pour ne pas dire franchement
insupportable - qui finira par se retourner contre ses instigateurs,
eux qui sembleront simplement tourner en rond sans avoir la moindre
idée de la destination où ils désirent amener leur
public. Le pire, c’est que Mendoza et Lao ajouteront l’insulte
à l’injure au moment où leurs personnages arriveront
finalement sur les lieux où sera bientôt commis un crime
d’une indescriptible barbarie. À peine sortis de la camionnette,
nous devrons aussitôt y retourner pour suivre le pauvre Peping
à qui ses supérieurs demanderont d’aller acheter
de la bière. Un détour de trop qui minera de façon
définitive un récit qui aura déjà passé
le plus clair de son temps à ne rien développer du tout.
Les deux artistes réussiront néanmoins à tenir
un propos intelligible et somme toute assez fascinant durant ces brefs
instants où ils parviendront finalement à faire preuve
d’un tant soit peu de rigueur, et ce, autant sur papier que derrière
la caméra. C’est durant ces séquences que Mendoza
jouera véritablement de finesse en plongeant son effort dans
une atmosphère particulièrement lourde et macabre tout
en déviant habilement notre regard des atrocités perpétrés
par le groupe d’hommes en n’épiant que son principal
protagoniste. Néanmoins, les préoccupations soulevées
par le scénario de Lao demeurent en soi assez simplistes, même
que ce dernier videra celles-ci de leur matière assez tôt
dans le récit, faisant de nouveau passé l’exercice
pour un film d’une seule idée. Malgré tout, la confrontation
avec cet aspirant héros se révélera parfois prenante,
lui qui se retrouvera dans une position d’assujettissement total
et qui n’aura jamais la chance de poser le moindre geste de bravoure
ou même de sauver son honneur et sa dignité. Tout cela
avant même que sa carrière professionnelle n’ait
véritablement débutée…
Kinatay s’impose donc en bout de ligne comme un exercice de style
aussi dur et provocateur que profondément frustrant. Mais malgré
tout ce que nous pouvons en dire, nous devons bien reconnaître
l’audace, et même l’entêtement, dont ont su
faire preuve Lao et Mendoza dans l’orchestration de cette intrigue
aux formes pour le moins atypiques. L’utilisation d’une
approche néo-réaliste dans de telles circonstances se
voulait également des plus pertinentes puisqu’elle permettrait
- en théorie - d'illustrer d’une manière somme toute
assez affligeante le bourbier dans lequel le personnage principal s’enfoncerait
peu à peu. Malheureusement, la mise en scène crasse et
on ne peut plus lugubre de Mendoza, qui aurait dû normalement
amplifier cet effet, se révèle parfois si indéchiffrable
qu’elle ne fait finalement que renforcer cette impression d’avoir
affaire à une oeuvre brouillonne dont l’exécution
n’est rarement en mesure de rendre justice aux intentions. Ce
traitement cru et dépourvu de tout artifice a tout de même
le mérite de rendre les quelques bribes de violence présentées
dans le film réellement percutantes. Une retenue des plus étonnantes
pour un film s’inscrivant dans un registre qui aura fait naître
son lot ‘images chocs au cours des dernières années.
Le tout afin d’accorder beaucoup plus d’importance au malaise
et à la détresse vécus par ce futur policier qui
devra désormais vivre avec ce souvenir horrible jusqu’à
la fin de ses jours. Nous ne pouvons ainsi nier la nature insolite de
cette oeuvre qui ose prendre énormément de risques, mais
sans toujours s’y prendre de la bonne façon. Une série
de décisions narratives et dramatiques pour le moins douteuses
dont souffrira grandement le rythme de l’effort et qui motiveront
plus d’un spectateur à lancer la serviette avant la fin
du deuxième acte. Kinatay demeure, certes, une expérience
cinématographique unique en son genre, et ce, à bien des
égards… Mais une expérience ratée malgré
tout.
Version française :
Kinatay
Scénario :
Armando Lao
Distribution :
Coco Martin, Mercedes Cabral, Julio Diaz, Maria
Isabel Lopez
Durée :
105 minutes
Origine :
Philippines, France
Publiée le :
2 Décembre 2009