THE KILLING OF A CHINESE BOOKIE (1976)
John Cassavetes
Par Alexandre Fontaine Rousseau
Selon John Cassavetes, le cinéma n'était pas une manière
d'échapper à la réalité mais plutôt
un art de la réalité. Un film était réussit
s'il épousait la vie, s'il arrivait à en capturer l'essence
insaisissable ne serait-ce qu'un instant. Inspiration majeure pour les
artisans du Dogme 95, frère de sang de ceux de la Nouvelle vague,
Cassavetes demeure l'une des figures essentielles du cinéma indépendant
américain, son père fondateur. Sans lui, difficile d'imaginer
comment les Coen et Jarmusch de ce monde auraient pu exister. Son oeuvre
se tient en foncière opposition à l'esthétique
hollywoodienne, lui sert presque d'image en négatif. Loin des
armes de distraction massives de l'industrie du divertissement, les
films de Cassavetes étaient introspectifs même lorsqu'ils
traitaient de violence et de superficialité. La caméra
se trouvait sur place pour capturer le moment, les acteurs n'étaient
que les catalyseurs de leur personnage, ils étaient invités
à improviser afin d'ajouter à la nature réaliste
de l'ensemble. En ce sens, Cassavetes cultivait une approche sensiblement
similaire à celle de Zola qui disait étudier ses sujets
quasi-scientifiquement lorsqu'il écrivait. Cassavetes faisait
du naturalisme cinématographique...
Avec The Killing of a Chinese Bookie, le réalisateur
américain nous plonge dans l'univers de Cosmo (Ben Gazzara),
le confiant propriétaire d'un club de nuit qui a dédié
sa vie à cultiver son image cool et détachée. Joueur
invétéré, Cosmo a accumulé une sérieuse
dette de jeu sans trop savoir comment la repayer. Ses créanciers
lui font une offre: sa dette sera effacée s'il commet un meurtre
pour eux. C'est à partir de cette prémisse connue que
Cassavetes développe son étude de personnages. Ce sont
eux qui serviront de moteur au film. Tous, jusqu'au plus petit, sont
approchés avec une soigneuse attention, scrutés d'un regard
perçant qui cherche à révéler leur âme.
Ils sont pour Cassavetes la raison d'être même du cinéma.
Par la même occasion, le réalisateur américain offre
une alternative aux films de gangsters violents de Scorsese, par exemple,
préférant miser sur le réalisme psychologique plutôt
que sur le choc visuel. The Killing of a Chinese Bookie ne
se regarde pas comme un opéra urbain cru et dur. Ses protagonistes
semblent blasés, concentrés à élaborer une
façade de dur qui sait comment fonctionne le monde plutôt
que sur la satisfaction de leurs besoins humains. Alors que les habitants
du monde de Scorsese sont victimes de leur milieu, les humains, chez
Cassavetes, sont victimes d'eux-mêmes. À la toute fin du
film, Cosmo laisse tomber ce mur qu'il avait construit lorsqu'il s'adresse
au public de l'un de ses spectacles. Il se met pour une fois à
nu devant tous sur cette même scène où les femmes
qui se dénudent jouent au contraire au jeu des apparences en
servant une caricature de fantasme sexuel.
En toute logique, la caméra dans un tel essai se doit de rester
sobre, et c'est exactement ce que fait ici Cassavetes. Plusieurs accuseront
la présentation de laisser à désirer, mais il est
nécessaire de la prendre comme une extension de la réflexion
et du propos de l'auteur. À ce niveau, elle fonctionne en parfaite
harmonie avec cette perception qu'avait Cassavetes du cinéma.
Il recherche l'absence de style et rejette la beauté, ce sont
les ennemis naturels de l'authenticité. On peut accrocher ou
non, mais il est impossible de nier que l'Américain avait de
la suite dans les idées, que son cinéma était une
extension de ses théories et de sa personne.
C'est par dégout pour toutes les limites et les conventions imposées
par l'industrie que John Cassavetes s'était réfugié
en marge de celle-ci. Sa quête de vérité dans un
univers d'illusions et de faux-semblants aura inspirer plus d'un cinéaste.
Mais il est intéressant de voir que ses films, même aujourd'hui,
demeurent frais et vrais, qu'ils intéressent toujours malgré
le passage du temps. La vie capturée sur une pellicule ne vieillit
pas. Elle y reste fixée à jamais. The Killing of a
Chinese Bookie s'avère une expérience fort accomplie
sur la nature humaine. Son personnage principal, à force de consommer
des films de gangsters, se crée lui-même à partir
de cette image qu'on lui a servi. Avec son film, Cassavetes tente de
détruire cette préconception pour présenter plutôt
un être humain, avec tout ce que cela sous-entend de faiblesses
et de contradictions. Le portrait est peut-être moins glorieux,
mais sans doute plus authentique.
Version française : -
Scénario :
John Cassavetes
Distribution :
Ben Gazzara, Timothy Carey, Seymour Cassel, Robert
Phillips
Durée :
135 minutes
Origine :
États-Unis
Publiée le :
4 Avril 2005