KEDMA (2002)
Amos Gitai
Par Alexandre Fontaine Rousseau
Le premier plan du Kedma d'Amos Gitai est admirable. Le dos
d'une femme se dénudant nous plonge d'emblée dans une
atmosphère intimiste. Un couple tente de faire l'amour, mais
semble incapable de s'abandonner complètement. La caméra
recule pour suivre l'homme qui quitte le lit. Nous sommes en fait dans
la cale surpeuplée d'un bateau en direction d'Israël. Le
plan continue pour suivre l'homme jusque sur le pont où une masse
d'émigrants attend sa terre promise. Le dernier plan de Kedma
est tout aussi accompli. Un homme dévasté, désillusionné
quant aux motifs qui animent son propre peuple, arpente de long en large
une allée de cadavres et de militaires en monologuant passionnément
sans que personne l'écoute. On l'embarque dans un camion qui,
après un temps, disparaît à l'horizon. Si le plan-séquence
est bel et bien la seule forme de vérité cinématographique,
alors Kedma est marqué par de nombreux moments d'une authenticité
cinglante.
Les passagers d'un navire en route pour une Israël encore balbutiante
sont accueillis par des soldats, alliés comme ennemis, et par
l'esprit fanatique de la guerre. À peine arrivés, ils
doivent déjà prendre la fuite sous une pluie de balles.
Mais, peu à peu, ils se regroupent autour d'un noyau militaire
révolutionnaire. Les Juifs qu'ils étaient deviendront
des Israéliens, adoptant une nouvelle histoire pour mieux perpétuer
l'inévitable cycle de la violence. Extrêmement critique
à l'égard des siens, le réalisateur israélien
Amos Gitai propose avec Kedma une relecture sauvage et surtout
très critique de la naissance de sa nation. Son film est une
fresque allégorique qui n'obéit qu'à sa propre
définition du réalisme.
Alliant à merveille l'intensité du style documentaire
à une composition picturale inspirée, le film brouille
d'une manière intéressante la frontière entre le
réalisme et la fantaisie. D'un côté, la facture
esthétique de l'ensemble ne détonne aucunement d'avec
notre définition de la crédibilité pour un film
de ce genre : comme tout bon film de guerre des dernières années,
Kedma affiche une palette de couleurs délavée
ainsi qu'une propension à utiliser la caméra de style
reportage lors des scènes de combat. Toutefois, le film de Gitai
emprunte son souffle à la fable et son ton au théâtre.
Il délaisse la vérité factuelle et le réalisme
superficiel pour se concentrer sur une autre forme d'authenticité
plus personnelle et intellectuelle.
Ici, les masses de gens sont des symboles et les individus des idées.
Tous ont été plongés de gré ou de force
dans une guerre dont les enjeux et les motivations réelles ont
été oubliés depuis des lunes. En ce sens, Kedma
vient rejoindre en raison de son propos le plus récent film de
Gitai, Free Zone. À la différence de cet essai
moyen au ton trop mielleux pour son propre bien, Kedma préfère
la lucidité crue à la naïveté simplifiée.
La forme violente est en harmonie avec ce propos dur et légèrement
défaitiste : le conflit israélo palestinien se poursuivra
tant et aussi longtemps que les peuples vivront dans le passé.
Pour survivre, il faut regarder en avant. Ceux qui se retournent mourront
percés par les balles.
S'attaquant tant aux fondements du judaïsme qu'à la légitimité
de la lutte qui anime ses frères, Gitai joue ici un jeu dangereux.
Pourtant, son film est d'une certaine façon un hommage à
sa culture riche et courageuse. Cette contradiction intrinsèque
déchire l'un de ses personnages, ce dernier finira d'ailleurs
par éclater sous le lourd poids de cette dualité. Kedma
est une oeuvre d'amour et de haine, un constat dur, mais honnête.
Tant que les mentalités ne changeront pas, il n'y aura aucune
issue tangible à la souffrance de son peuple. Le problème
d'Amos Gitai en tant que réalisateur est le même que celui
de bien des humains : il peut définir ce qui ne va pas, mais
il arrive plus difficilement à proposer des solutions. Ses films
plus optimistes, comme Free Zone, ne sont qu'à moitié
convaincants. Au moins, il arrive avec Kedma à articuler
le problème avec autant d'inspiration que d'intensité.
Son film, à défaut de tout régler, est un pas dans
la bonne direction. C'est surtout une oeuvre viscérale et poétique
sur les horreurs du monde. À voir!
Version française : Kedma
Scénario : Amos Gitai, Mordechai Goldhecht, Marie-Jose
Sanselme
Distribution : Andrei Kashkar, Helena Yaralova, Yussuf Abu-Warda,
Moni Moshonov
Durée : 100 minutes
Origine : Italie, Israël, France
Publiée le : 15 Juin 2006
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