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JAWS (1975)
Steven Spielberg

Par Alexandre Fontaine Rousseau

L'été 1975 changea à jamais le modèle hollywoodien en plus d'être l'année de la consécration pour le jeune Steven Spielberg. Armé d'un best-seller de Peter Benchley et d'un budget de douze millions de dollars, le réalisateur américain qui n'avait à l'époque que quelques productions télévisuelles et deux long-métrages à son actif s'apprêtait à révolutionner l'industrie cinématographique moderne en inventant le blockbuster estival. Son Jaws, racontant l'histoire d'une ville côtière en proie aux attaques répétées d'un très gros requin nécessitant un plus gros bateau, allait récolter 260 millions de dollars aux États-Unis et cumuler des recettes de plus de 470 millions à travers le monde. Mais au-delà de ses exploits financiers, époustouflants pour l'époque, Jaws allait établir un nouveau standard dans le domaine du cinéma de monstres à l'aide d'une créature à peine fantasque en plus d'imposer la suprématie de Spielberg sur le cinéma de divertissement.

La tension étouffante des meilleures scènes de Jaws est dictée par un montage impitoyable et remarquablement maîtrisé. Le cas exemplaire de la seconde attaque du requin, créature encore mystérieuse à ce moment précis dans le film, est un exemple probant de la virtuosité technique dont peut faire preuve Spielberg à son meilleur. L'astuce visuelle de découper la scène à l'aide du passage de baigneurs devant la caméra permet à la fois d'imposer un rythme implacable et de rendre le spectateur claustrophobe dans un endroit pourtant ouvert, synonyme de plaisir, tel que la plage. La première moitié de l'impeccable machine marine de Spielberg fonctionne à la manière d'un suspense hitchcockien et se présente presque comme une continuation du thriller minimaliste Duel.

Efficacité. C'est le mot d'ordre de l'univers cinématographique proposé par Spielberg. Ici, un personnage est présenté à l'aide d'un simple détail. Hooper entre en scène par un éloquent crissement d'ongles strident sur un tableau d'école. Cette technique de personnification-minute permet à l'intrigue d'atteindre rapidement une vitesse de croisière impressionnante. Dès lors, Jaws enchaînera à un rythme remarquable les solides revirements de son intrigue simpliste mais raffinée. Conscient de la patience limitée du spectateur moyen, Spielberg s'affaire à concevoir un film qui le comble totalement. Le blockbuster selon Spielberg, modèle encore valide et appliqué sur une vaste échelle de nos jours, est conçu afin d'atteindre un coefficient maximal de divertissement par minute écoulée.

En ce sens, l'un des véritables points forts de Jaws est le changement de cap qui s'opère à mi-chemin lorsque nos trois héros entament leur chasse au requin en mer. À ce moment précis, le thriller d'horreur férocement mis en scène se métamorphose en grandiose film d'aventure. Peut-être est-ce cette nature double qui fait de Jaws un si formidable divertissement grand public voire le sommet en son genre. Après avoir joué avec nos nerfs de manière ingénieuse dans la première partie de son film, Spielberg s'affaire maintenant à nous en mettre plein la vue. Ce faisant, il arrive aussi à injecter un minimum de substance à des personnages qu'il n'avait d'abord qu'abordé en surface.

Sans doute, c'est ce dernier point qui fait la force de ce Jaws où la formule éprouvée du bon vieux buddy movie est exploitée avec brio. Des personnages qui d'abord se méprisaient de manière pacifique apprennent à collaborer afin d'atteindre un objectif commun et, en cours de route, se lient d'amitié. La légendaire scène des blessures de guerre scellera cette camaraderie qui se bâtit littéralement contre vents et marées. Mais le requin rode et, lorsqu'il lance son ultime offensive, emporte avec lui au royaume des morts le vieux loup de mer Hooper, écho lointain du mythique capitaine Ahab d'Herman Melville.

Porté par la réalisation pleine d'assurance de Spielberg ainsi que par les performances incroyablement justes d'un trio d'acteurs en pleine possession de leurs moyens, Jaws demeure une référence indémodable de l'univers du cinéma de divertissement. Comme le veut l'expression consacrée, il fût mille fois imités mais rarement égalé. Jaws allait surtout lancer la carrière de Spielberg une fois pour de bon. À partir de ce moment, le réalisateur deviendra et ce pour plusieurs années une véritable poule aux oeufs d'or. Pourtant, ce sont ses premiers films qui demeurent ses meilleurs. Il faut dire que c'est à l'époque de Close Encouters of the Third Kind, de Raiders of the Lost Ark et de Jaws que la candeur de l'Américain sera en parfaite symbiose avec les goûts d'un public qui, avec l'aide du Star Wars de l'allié Lucas, avait réappris à s'émerveiller. En ces temps cyniques, les oeuvres clés de ce maître du spectacle ont une petite saveur anachronique qui s'avère parfois toute à leur avantage.




Version française : Les Dents de la mer
Scénario : Peter Benchley, Carl Gottlieb
Distribution : Roy Scheider, Robert Shaw, Richard Dreyfuss, Lorraine Gary
Durée : 124 minutes
Origine : États-Unis

Publiée le : 31 Janvier 2006