J'AI TUÉ MA MÈRE (2009)
Xavier Dolan
Par Mathieu Li-Goyette
Cela fera bientôt un an que le film de Xavier Dolan fait couler
de l’encre au Québec et à travers le circuit des
festivals internationaux. Les prix ne se comptent plus pour le jeune
cinéaste, la gloire lui semble acquise et les honneurs accompagnent
de fil en aiguille l’épatement généralisé
que crée ce premier opus. Au-delà de la « trouvaille
» médiatique qu’il est par-dessus tout pour bien
des gens (avouons qu’il est l’ « auteur » dont
les journalistes avaient besoin pour défendre : un auteur dans
son style et son regard sur le monde), Dolan semble alimenter - et c’est
un peu tout à son honneur - l’image d’un poète
maudit, sorte de Nelligan incompris batifolant dans les eaux du cinéma
commercial québécois. Visiblement capable de miracles
où les autres ne sont capables que de profits, il faudrait être
de mauvaise foi pour attribuer le succès de Dolan à ses
antécédents (acteur-enfant dans un milieu du cinéma
l’ayant « quelque peu » choyé) et ainsi écarter
du revers de la main l’amas surprenant de trouvailles cinématographiques
se trouvant derrière chacune de ses premières idées.
Porté par un vent de fraîcheur et une rare rage à
parler de son univers adolescent, Dolan met le doigt sur un nerf sensible
de sa génération (dont votre dévoué rédacteur
ci-présent n’affiche que 3 mois de différence avec
le cinéaste) et creuse les relations envenimées qu’Hubert,
l’alter ego incarné par Dolan lui-même, entretient
avec sa mère (interprétée avec force par Anne Dorval)
alors qu’il lui cache encore son homosexualité, alors que
sa professeure (Suzanne Clément, affichant toute la compassion
nécessaire) se propose comme première véritable
bouée de sauvetage. Âgé de 16 ans, le monde d’Hubert
est emmerdant, il est peuplé d’ignares qui ne connaissent
pas les poètes, romanciers et cinéastes d’autrefois,
c’est un monde qui se complait dans sa simplicité et sa
capacité de faussaire à sophistiquer le quotidien. Banal,
sans vie et emmitouflé confortablement dans sa répétition,
le monde contre lequel Hubert-Dolan combat, c’est en fait celui
d’une génération qu’il accuse de lui avoir
tout donné, d’avoir au passage abandonné la personnalité
qu’il s’est créé. Comme si chaque génération
devait soit se dévider pour créer l’héritier
plus-que-parfait, soit se maintenir et ne pas trop en léguer.
Les deux recettes donnent deux types d’adolescent : Hubert et
les autres. Hubert qui est artiste dans l’âme, trop souvent
incompris, brillantissime génie dormant qui n’attend que
l’opportunité de se déchaîner (chose enfin
accomplie par le cinéaste en personne dans le geste même
de la création de cette première oeuvre autobiographique).
Et les autres, ceux qui dorment trop souvent sur leurs deux oreilles,
puis ceux qui entretiennent le rose entre leurs parents et eux-mêmes,
un rose dicté par le monde uniforme et trop stable frustrant
le jeune adolescent (les mobiliers, les banquettes de restaurant, les
émissions télés, les animateurs de radio trop consensuels,
etc.)
Le fait est que tous sont enfants-rois à leur façon, que
tous ont les mêmes opportunités (après tout, l’univers
du film se restreint à celui de l’école). Exit les
différents sexuels (qui semblent d’ailleurs insérées
à la toute fin dans un bizarre aparté accentuant son état
de martyr québécois), exit les différences de classe.
Pour le cinéaste, c’est un complexe qui réside bien
lointain dans la psyché de ses protagonistes. Car ce n’est
pas un déjeuner préparé avec attention qui changera
l’attitude de sa mère envers lui, ni une vaisselle de plus.
C’est plus loin, quelque part dans le créneau des affects
fondamentaux régissant les pulsions de colère et d’amour
qui animent de belles envolées lyriques jusqu’ici rarement
exploitées dans notre cinéma. Ralentis, décadrages,
jeux de réel, l’outillage que déploie notre nouveau
metteur en scène fait preuve à la fois d’une profonde
culture cinématographique et d’un aplomb n’ayant
peur de côtoyer les tentatives godardiennes du montage, les premières
mésaventures du Antoine Doinel de Truffaut, les cadrages limpides
capables d’embrasser une jeunesse qu’un contemporain de
la trempe de Van Sant semble seul capable d’affiler de film en
film. Oui, Dolan voit grand. Non il ne réussit pas à tout
coup comme plusieurs l’ont dit, mais c’est à mon
avis dans l’écriture qu’il parvient à surligner
les qualités de sa perception. En effet, il y a bien longtemps
qu’un nouveau cinéaste québécois n’a
pas abordé avec autant de tact et de poésie le manque
à gagner entre les générations d’ici. En
ce sens, le frère d’âme de Lauzon (Un zoo la
nuit, Léolo), Dolan brouille les cartes, renverse
les attentes et remporte l’audacieux pari schizophrène
de parler de lui-même à la troisième personne, prétention
et exercice de purgatoire exclus du risqué processus.
Bien au contraire profondément humain, le film se dote d’interprétations
que son artisan a su soutirer à l’ensemble de ses acteurs.
Ceux-ci impressionnent et confèrent au final à l’oeuvre
une habileté toute fluide à transgresser les registres
de la tragédie et de voguer entre le fatum qui lui semble inévitable
et les touches d’humour qui, en allégeant l’ensemble
de plusieurs rires, soutiennent la corde tragi-comique nécessaire
à un humour noir plausible : le plus difficile et le plus discursif
des ricanements. Véritable filigrane d’un amour maternel
décomposé, J’ai tué ma mère
met de l’avant les questionnements existentiels d’un adolescent
détestant sa mère, mais « capable de tuer quiconque
la touchera » parce qu’elle lui appartient. Lorsqu’il
finit par lever la main sur elle, on pense à la posture bien
misogyne : « c’est juste moi qui a le droit de battre ma
femme ». Est-ce parce qu’il n’aime pas le sexe féminin
que celui-ci le révulse autant? Certainement pas, l’homosexualité
n’étant ici qu’une composante de son personnage.
S’il déteste sa mère, c’est parce qu’il
n’est pas fait pour être dompté et parce qu’elle
n’est pas faite pour avoir un enfant indomptable : parce qu’avoir
été le centre d’attraction d’un tout maternel,
il ne peut supporter la semi-attention qu’on lui porte : «
écoute-moi quand je te critique » lui répète-t-il.
Pris d’un statut d’enfant aimé, il prend un plaisir
inconscient à dépasser les bornes sans jamais se soucier
des redevances, en accusant à tort ou à raison une famille
où le père absent et irresponsable se voit comme une autre
piste à la réclusion de Hubert (la seule figure paternelle
sympathique étant celle d’un concierge simplet; c’est
le père de Xavier Dolan qui l’incarne).
Force de la nature, Hubert est l’homme d’un autre temps,
un homme de l’extérieur venu poser un regard romantique
sur une société avec laquelle il ne souhaite absolument
pas s’accorder. Le fait est qu’on ne renie jamais ses origines,
que c’est dans cet insert final où sa mère lui apparaît
en Vierge en pleurs de sang que sa colère sera soudainement toute
désamorcée. Simplement, c’est la grâce qui
sauve Hubert-Dolan, cette même croyance en l’intangible
qui le fourvoie alors que sa professeure lui demande : « tu es
catholique toi? ». « Je crois en quelque chose de plus haut
» répond-il. Ce quelque chose est la foi qu’il porte
au destin, c’est cette responsabilité qu’il lui laisse
de prendre soin des choses. Ce hasard, ce dripping, ces corps
mâles et nus entrelacés dans des ralentis langoureux, c’est
toute la sommation d’une jeune effervescence qui est prête
à franchir les barrières, à crier par-dessus les
autres voix que la sienne est des plus nécessaires et des plus
novatrices. À tout jouer sur un simple coup de dés (et
c’est aussi le tournage de ce premier film financé à
même les économies de l’enfant-acteur). Oui Dolan
croit beaucoup en lui-même et c’est peut-être de cet
héroïsme tout littéraire, de cette verve prétentieuse
(et juste) dont il sera taxé lors d’un deuxième
long-métrage que l’on attend toujours. C'est à oser
beaucoup et à toujours retomber sur ses pieds, intrépides
à la façon de ceux d'un chat sournois, qu'il réitère
sa volonté de style. Chose sûre, c’est qu’il
y aura à partir d’aujourd’hui un « regard »
de Xavier Dolan. Et à 20 ans, c’est une chose bien prodigieuse
que d’être consacré auteur de cinéma.
Version française : -
Scénario :
Xavier Dolan
Distribution :
Xavier Dolan, Anne Dorval, François Arnaud,
Suzanne Clément
Durée :
96 minutes
Origine :
Québec
Publiée le :
23 Décembre 2009