IRÈNE (2009)
Alain Cavalier
Par Mathieu Li-Goyette
Thématique de l’absolu, car issu du néant et de
l'intangible, la « mort » est à la fois l’obsession
et la figure de libération (Libera Me) dans l'oeuvre
d’Alain Cavalier. Cinéaste de la triste figure, le mélancolique
erre dans les limbes du cinéma français depuis plus d’une
quarantaine d’années à la recherche d’une
certaine rédemption que seules ses sombres pulsions de création
semblent être en mesure de satisfaire. Ici, son film reste personnel.
Ici, il reste peut-être un des films les plus « personnels
» (au sens propre, même très propre du terme) du
cinéma entier, car ce Irène est le nom et titre
de la femme défunte de l’artiste dont il cherchera, par
le dispositif cinématographique, à faire le deuil - le
spectateur indulgent comme seule assise face au vertige de l’affliction.
Décédée en 1972 dans un brutal accident de voiture,
la dame était actrice et mannequin de renom, compagne d’un
artisan qui grimpait les échelons de la cinématographie
à une vitesse fulgurante jusqu’à ce que le destin
fasse de l’incident la hantise qui allait accompagner l’oeuvre
entière de Cavalier. Septuagénaire trempé dans
l’or massif de sa légendaire contribution au septième
art, c’est au tour de l’homme qui souhaitait jadis faire
de sa femme sa comédienne fétiche de lui rendre l’appareil,
de permettre à son fantôme d’interpréter le
rôle in absentia qui, hors de tout doute, marque pour Cavalier
et sa virtuosité un certain pinacle de l’auteurisme, sa
purification qui, paradoxalement à son statut de panthéon
créateur, passe par une thérapie à coeur ouvert
où l'imagier se met en images tout en projetant celles-ci sur
ET à travers lui-même.
Car Cavalier déambule et déambule 80 minutes durant, caméra
haute définition à la main dans les lieux qui furent témoins
de l’amour entre Alain et Irène. Nominée par ce
titre homonyme, cette oeuvre spectrale, mettant en scène les
souvenirs encadrés du couple (photographies, vidéos, coupures
de journaux) est scénarisée (pour autant que la voix off
de Cavalier est issue du scénario et non pas de son deuil vécu
sur le vif du tournage), réalisée (pour autant qu’il
y a réalisation dans ce regroupement de visites guidées),
produite (pour autant qu’il en coûte énormément
de filmer sa propre maison) et interprétée (pour autant
qu’il interprète un autre individu que sa propre personne)
par Cavalier. Farce ou sarcasme de cinéma diraient certains,
il y a dans la démarche de l’auteur un désir immensément
généreux de nous parler de lui… et d’elle;
seulement de lui et seulement d’elle. S’agit-il donc de
cinéma?
Il ne s’agit pourtant pas d’un documentaire sur le cinéaste,
ni d’un assemblage puissamment pensé de photogrammes (Chris
Marker), ni du making-of d’un film à jamais perdu. Bien
plus journal vidéo, la subjectivité de Irène
est toute issue de l’auteur Cavalier maître à bord
d’un film d’une étonnante maîtrise plastique
où, à plusieurs instants, les réflexivités
des cadres (miroirs, illusions d’optiques et flous) se jouent
d’un univers qu’il nous oblige à constamment reconsidérer;
« Irène, Reine, Renie » écrit-il comme s'il
était question d'un mots-croisés de la mémoire.
À travers le filtre ectoplasmique de sa femme décédée,
on recherche la trace de l’image de celle-ci toujours dissimulée,
on recherche les fragments de leur amour d’il y a 40 ans qui pourraient
être encore décelables sur les « scènes de
la passion ». Toute cette enquête est donc menée
alors que Cavalier, tranquillement et avec le rythme haletant du coeur
débordant, prêt de l’explosion, nous explique comment
et pourquoi ils se sont connus, ont vécu et étaient bien
près du divorce peu avant l’incident. Au fil des pages
des journaux intimes qui marquent les années qu’il passa
avec la femme, on replonge dans une époque intime de la vie de
l’homme aimant, le même qui laisse enfin apparaître
une unique photo intime d’Irène seins nus et assise sur
le lit nuptial.
Cette unique image claire, elle est ce que le cinéaste nous donne
enfin à voir d’un fantôme qu’il cherche à
maîtriser et à contrôler. En utilisant son moyen
d’expression formel et habituel, Cavalier revient sur sa décision
d’il y a 40 ans à ne pas avoir voulu confirmer du regard
l’identité de la dépouille qui lui avait été
menée. « Si je l’avais fais, probablement que je
n’aurais pas à faire ce film » lance-t-il pendant
qu’il s’étend à reconstituer au présent
un temps qui n’a jamais existé. Irène est morte,
Cavalier le sera bientôt du fait de sa crucifixion par l’image
- un reflet trouble et troublant de son dos écaillé et
boursouflé par la maladie et le temps nous l’indique -
qui, dans cette dernière oeuvre l’a complètement
évincé sous nos yeux. On y retient le besoin fondamental
de l’homme à affronter l’image de la mort pour finalement
l’accepter dans tout son mystère, car transportée
à travers les différents paysages que le couple aura perçu
ensemble, la poésie dont fait état Cavalier est de celle
forgée à même la mémoire, moulée à
même les tendresses intimes que l’artiste nous narre de
la voix la plus attendrie.
Corps crucifié qu’est donc celui du cinéaste, c’est
de la démarche héroïque de l’homme cherchant
à se mettre entre l’ennemi mémoriel et le spectateur
dont ressort ce qui se distingue au plus haut point de la réussite
sensitive qu’il tentait déjà dans Le Filmeur
(sorti en 2005, le long-métrage se composait de vidéos
d’archives personnelles retraçant 10 années de la
vie du cinéaste alors que divers intervenants accompagnaient
la démarche). D’une complète tentative de l’auto-critique
et de la réflexion, les segments d’Irène
ont des allures de rêveries, d’un Il y a quarante ans
à Marienbad où, posé devant l’espace
physique figé par le temps - c’est le comble de l’émoi
pour celui qui remarquera la presque exacte ressemblance du «
décors » aux photos familiales - il y a Cavalier qui se
tient, littéralement nu et attaqué par les angoisses que
sa mémoire lui lance. D’une justesse et d’une honnêteté
bien trop rare dans un art du subterfuge, il en va de se retrouver nez
à nez avec la caractéristique fantomatique première
du cinéma (celle que le dramaturge russe Gorki qualifiait de
spectrale à l’époque du muet) qui vise à
isoler l’essentiel d’Irène, femme autrement connue
sous le nom d’Irène Tunc et dont la carrière porte
comme dernière participation Les Deux Anglaises et le continent
de Truffaut.
Étonnant, porté à bout de bras par l’amour
d’un cinéaste maudit, le dernier hommage de Cavalier à
la femme qu’il aura toujours voulu retrouver à travers
ses actrices au fil des ans fait acte de nécessité au
cinéma. Par son éloquence et sa capacité à
se transposer de son statut d’objet cinématographique à
celui d’autobiographie jusqu’aux expériences antérieures
du spectateur, Cavalier nous demande confiance et écoute - il
va s’en dire que l’exercice parfois formel dans son itinéraire
systématique, presque semblable au pèlerinage ne plaira
qu’à certains. C’est pourtant de ce passage de la
maestria appliquée à la plus quotidienne des douleurs
que l’on extrait une quête philosophique bien supérieure
aux ambitions de l’esthétisme et de la dramaturgie contemporaine.
Réflexions de chevet, ce « texte », aussi formel
soit-il, est, par sa recherche, lié intimement aux obligations
de son pouvoir évocateur que l’empreinte - et c’est
ce Saint-Suaire ficelé entièrement par Cavalier dont il
est question ici - parvient enfin à imprimer contre notre regard
purgé, ensuite raffiné, finalement sublimé à
la condition sine qua non de s'en remettre à l'Auteur.
Version française : -
Scénario :
Alain Cavalier
Distribution : -
Durée :
83 minutes
Origine :
France
Publiée le :
25 Octobre 2009