INTOLERANCE (1916)
D.W. Griffith
Par Mathieu Li-Goyette
Fasciné depuis toujours par les péplums italiens, les
court-métrages de la Gaumont et de Pathé Frères
en France (particulièrement les Passions - films bibliques à
fort budget), D.W. Griffith, puissant de la sortie financièrement
triomphante de The Birth of a Nation, semblait taillé
sur mesure pour définir le film épique américain
à venir. Relatif à l’épopée héroïque,
ces grands voyages extraordinaires à travers les époques
et les champs d’émotions fortes n’étaient,
au cinéma des premiers temps, qu’une manière parmi
tant d’autres de démontrer les pouvoirs du cinématographe,
de présenter un spectacle plus grand que l’entendement.
Lorsque la notion fut ainsi remise en question par Griffith, c’était
pour l’amateur des grands récits fondateurs à fond
de relecture historique (la Bible, Homère, etc.), du théâtre
(abordé longuement via le film de 1915) et des tragédies
classiques un enjeu, non du renouvellement de sa carrière ou
de la prouesse populaire, mais bien de l’extrapolation des limites
du possible au cinéma. Un film où le pari était
d’entretenir le récit de quatre époques, de quatre
grands empires engloutis par l’intolérance de l’ennemi
écrasant ces figures symboliques de la bonté universelle;
et c’est dans l’absolu de ces aspirations que l’esthétique
totale, mégalomane se rendit nécessaire. De Beethoven
ou de Balzac on aurait dit qu’ils cherchaient à rejoindre
Dieu, qu’ils parvenaient au même mysticisme et c’est
fatalement dans cette volonté sacrosainte que Griffith concevra
sa plus périlleuse entreprise. L’occasion pour lui était
de s’offrir les décors les plus imposants jamais crées
par l’homme - habités par les comédiens de renoms
d’Amérique pour incarner ses concepts inattaquables - qui
allaient être le théâtre d’un quatuor de catharsis
tissées serrées: l’avalanche sans pareil des pulsions
libératrices qui caractérisera le cinéma épique.
Intolerance est avant tout un exemple malsain des aspirations
que le cinéma permet d’inhiber lorsqu’il tente d’engloutir
tout le potentiel de l’art populaire dans un mastodonte d’un
seul plan, d’une seule séquence, d’une carrière
où la grandeur n’est plus relative. Elle y est au nombre
de mètres carrés occupés par le film. D’étendre,
toutes proportions gardées, son pouvoir de production et son
pouvoir d’attraction auprès de la foule qui, au grand dam
de son architecte méticuleux, ne suivit pas la logique scientifique
de son entreprise. Car coûteux dans sa préparation, Intolerance
fut le pire échec financier du cinéaste. La raison à
savoir si les spectateurs de l’époque se voyaient aptes
à anticiper la finale (puisque le résultat d’une
finale anticipée reste plus effervescent) semble, elle, paraître
un peu vieillotte. C’est en effet aux frontières du plausible
que les amateurs de jadis ne comprirent pas bien avant son dénouement
la chute de Babylone, la crucifixion du Christ ou même le sauvetage
in extremis de l’épisode contemporain, marque
de commerce par excellence de Griffith. Il est plus sensé que
ces derniers, contrairement à ce qu’on tenterait de dissimuler
sous l’excuse qu’il s’inscrit dans les premiers pas
du cinéma spectaculaire, se soient vus trahis par le sentimentalisme
facile, dans le symbolisme simplet et dans cette idéologie discutable
à laquelle l’auteur dut déjà répondre
de ses convictions sudistes à la sortie de The Birth of a
Nation. L’épisode du massacre de la St-Barthélémy
est vécu par des protestants bourgeois généreux
et bons vivants, le contemporain par des gens de la basse classe luttant
contre les employés, l’épisode biblique par le Christ
: « plus grand défenseur de l’intolérance
» et celui de Babylone sous la perspective d’une jeune femme
combattante libre pour qui l’homme ne représente qu’un
égal, même au combat.
En tous points semblable à la sauce qu’on se voit servir
annuellement depuis 1916 (le film épique étant, on s’en
doute, légion depuis la commercialisation du cinéma),
le fait dérangeant est que Griffith se prétend d’une
« race » supérieure d’artiste et que, banalement,
la grandeur de son art se contraint souvent d’elle-même
aux stéréotypes qu’il s’est lui-même
imposé de sa propre politique. Gratuités et effets superlatifs,
Jésus nous apparaît avec une ombre en croix superposée
à son image, les Babyloniens repoussent la première attaque
grâce à un char d'assaut équipé de lances-flammes
démoniaques (!) et le segment contemporain s’amuse dans
l’assimilation des grands drames du théâtres élisabéthain
(les trois vieilles chipies non loin des sorcières de Macbeth,
le couple calqué sur le Roméo et la Juliette). À
ce point étouffant, le concept d’ « auteur »
reste le premier à nous frapper l’esprit; Griffith semble
borné à ressasser les mêmes angoisses qu’il
clamait intellectuelles, les mêmes thèmes d’oeuvres
en oeuvres dès ses courts-métrages de la Biograph jusqu’à
la fin de sa carrière écourtée aux premiers sons
du parlant.
Bien que la primeur de son titre d’auteur ne soit pas ici l’objet
d’un intérêt particulier, l’univers griffithien
où Lilian Gish (première actrice fétiche du metteur
en scène) incarne en leitmotiv l’image d’une mère
protégeant le berceau d’un enfant naissant se relate plus
à l’image facilement figurée d’une humanité
naissante. Une collectivité née dans le combat contre
l’intolérance, événement déclencheur,
selon Griffith, de tous les exploits héroïque de l’être
humain (en plus d’être le sujet d’attraction principal
de son genre) dans une vulgarisation telle qu’il fait peine de
s’avouer qu’Intolerance repose sur le plan emblématique
d’un jeu d’association rudimentaire. Un des films les plus
débattus du dernier siècle, il apporte à l’oeuvre
de Griffith une exploration du montage qui formera la pierre angulaire
de l’école des cinéastes russes des années
20. Eux, grands investigateurs de ce qu’on tient pour dit depuis
le seul élément exclusif à l’art cinématographique
(bien que l'affirmation soit elle aussi relative et faussée).
Bien qu’intuitive, ces prémisses de l’assemblage
par association et par alternance serviront encore longtemps de modèle
d’étude et puis d’expérimentation dont on
peut retrouver encore la trace de nos jour dans bien des récits
entrecroisés et popularisés suite aux oeuvres d’Iñárritu
(Amores Perros, 21 Grams, Babel) parmi les
meilleurs exemples dont l’ubiquité des actions dans le
temps et où la non-simultanéité des événements
(dont les liens de fond forment la tension dramatique) ne sont étrangères
aux allers et retours des temps d’Intolerance.
Historiquement essentiel, Intolerance représente une
étape décisive des premiers procédés narratifs
osés et populaires du cinéma américain. L’opus
de Griffith reste ancré dans son siècle et le contexte
de sa production probablement d’une manière encore plus
décisive que son long-métrage précédent.
Le goût de Griffith pour les grands contrastes prononcés
entre le bien et le mal faisant figure honorable aux côtés
de son montage alterné réputé et d'une profondeur
de champ presque nouvelle pour le cinéaste (en exemple le plan
de parade dans la Babylone reconstruite) lui procure une certaine épaisseur
du champ filmé. Griffith décentre son regard d'acier sur
une vision grandiose et engloutie avec plusieurs compositions cherchant
à synthétiser l'esprit de son film couvrant l'Histoire
de l'homme. D’une surabondance des notes de reconstitution dans
une décennie où l’archéologie faisait salle
comble dans les musées, il est le fruit d’un effort audacieux,
parfois stérile certes, d’un artiste ouvertement inspiré
des beaux-arts et des grandes civilisations souhaitant avant tout se
servir du cinématographe comme témoin d'une nouvelle ruine
de son temps: l'histoire filmée. Après près d'un
siècle de circulation, Intolerance est porteur d’un
souffle épique caractérisé par la fierté
des capacités visuelles, par l’aventure nationale qui accompagnait
sa préparation plutôt que dans la rhétorique d'une
poésie perdue entre quelques lignes à double sens de Dickens
ou d'autres écrits ontologiques de la Bible. Il en demeure cependant
que cette première audace mégalomane allait valoir à
Griffith sa consécration, comme aimait le dire si solennellement
l'historien Sadoul de « Père du cinéma ».
Contentons-nous plus sagement d'affirmer la portée de son influence
et la puissance encore inégalée d'une vision simpliste,
mais multipliée.
Version française :
Intolérance
Scénario :
D.W. Griffith
Distribution :
Mae Marsh, Robert Harron, F.A. Turner, Sam De Grasse
Durée :
163 minutes
Origine :
États-Unis
Publiée le :
26 Août 2009