INGLOURIOUS BASTERDS (2009)
Quentin Tarantino
Par Mathieu Li-Goyette
« La propagande totalitaire cherchait à supplanter une
réalité fondée sur la reconnaissance de valeurs
individuelles. Puisque les nazis visaient à une totalité,
ils ne pouvaient simplement se contenter de remplacer cette réalité
- la seule réalité digne de ce nom - par leurs propres
institutions. S'ils l'avaient fait, l'image de la réalité
n'aurait pas été détruite, mais purement bannie;
elle aurait pu continuer à travailler dans l'esprit subconscient,
mettant en danger le principe de la direction absolue. Pour atteindre
leurs objectifs, les dirigeants nazis devaient surpasser ces despotes
désuets qui supprimèrent la liberté sans annihiler
sa mémoire. » - Siegfried Kracauer
Kracauer, éminent historien du cinéma allemand, écrivait
dans son De Caligari à Hitler à l'égard
du cinéma nazi et de sa lutte contre le réel que celui-ci
se voyait conférer le statut d'illusion; il y évoquait
l'absorption de la réalité par un événement
purement cinématographique à l'occasion de l'hégémonie
du pouvoir nazi transposée par Leni Riefenstahl dans Le triomphe
de la volonté. Appropriation d'un prestige artificiel, c'est
à cet opposé que travaillerait le cinéma guerrier
qui allait se perpétuer lors des quelques décennies qui
suivront la chute du IIIe Reich. Refonte des mythes, redressement des
civilisations, le cinéma d'après-guerre est à la
fois le bastion du cinéma moderne, mais aussi celui qui fournira,
par son statut nostalgique et pur (donc originel), la matière
à penser du cinéma contemporain. Ce dont Resnais évoquait
comme impossible à aborder dans son Nuit et Brouillard,
ce dont Claude Lanzmann ne trouva, dans les quelques 9 heures de son
Shoah, pas la marge de manoeuvre nécessaire à
traduire les horreurs, c'est aussi ce qui questionne le cinéma
d'aujourd'hui. Sa valeur de témoin, sa valeur d'original et sa
valeur de perception sur un fragment de réel, autant dans le
classicisme aujourd'hui reconnu pour sa valeur mythologique que dans
le collage postmoderne largement établi au départ par
une certaine politique des auteurs.
Cinéaste aux milles sobriquets, Tarantino est peut-être
le réalisateur de sa génération qui a le plus retenu
l'attention des cinéphiles et des nouveaux théoriciens.
Pseudo-maître stylistique, son cinéma s'est plus souvent
qu'autrement laissé associer à des excès cinéphiliques
coupables, jouissifs selon certains, prétentieux selon d'autres,
ou tout simplement enfantins pour l'intelligentsia de la planète
cinéma. C'est pourtant, de tous les réalisateurs qu'il
a pastiché, de Godard dont Tarantino retient le plus. En sautant
l'aspect « citations, références, affiches de cinéma,
caméos » - on sait que le cinéma postmoderne au
sens large doit d'une manière ou d'une autre beaucoup au maître
français - le malin plaisir de notre cas d'étude est l'appropriation
d'un genre, la subversion de ses codes à ses propres désirs
et la déformation des attentes du spectateur envers un produit
suicidaire. Camouflé sous ses attirails de célébrités,
ces attentats tarantiniens portés au cinéma ont aujourd'hui
atteint leur apogée. Écrit au long d'une dizaine d'années,
projet de rêve du cinéaste, Inglourious Basterds
n'est pas tout à fait l'histoire du lieutenant Aldo Raine (Brad
Pitt) envoyé avec ses soldats juifs en France occupée.
Ce n'est pas non plus l'histoire d'un agent SS hors-pair nommé
Landa « le chasseur de juifs » (Christophe Waltz, prix d'interprétation
à Cannes) et ni celle de la jeune Shosanna, gérante d'un
cinéma de Paris (Mélanie Laurent). Inglourious Basterds
est plutôt, simplement et méthodiquement, le récit
d'une soumission et d'un combat cinématographique contre la réalité:
le « pire ennemi » du cinéma.
Le coup de génie de Tarantino est ici d'avoir su, probablement
pour la première fois, allier son excentricité au propos
d'un réel questionnement sur l'art qu'il prend un si malin plaisir
à maîtriser de la sorte. Attaque à l'histoire de
l'homme, son Basterds est le chef-d'oeuvre d'un mégalomane
incomparable où le rêve cinéphile de Truffaut d'extraire
du celluloïd l'âme du cinéma et sa conceptualisation
se réalise au sens propre alors que le septième art prend
les armes et part au combat. Soumis à l'esclavage par deux réalisateurs
in vitro (Shosanna et Landa), mené à bout de
bras par notre héros américain bêta et vulgaire
(Raine), le cinéma fait son petit bout de chemin. Il quitte les
contrées leonesques que Kill Bill présentait
et fait cassure avec le Tarantino juvénile (on nous l'annonce
avec un Für Elise: un amour d'Allemagne rapidement repris
à la guitare) qui délaisse western, kung-fu et exploitation
pour se pencher sur les cas de Clouzot, Pabst, Lubistch, certainement
Renoir au passage. Les ennemis de l'Allemagne, Tarantino s'en fera ses
propres alliés à travers une histoire qu'il connaît
par coeur et dont les nouveaux recoins affirment son désir de
pousser plus loin son art référentiel, d'aller y chercher
une mascarade symbolique. L'opéra de quatre sous à
la Tarantino c'est d'abord l'habileté comique du drame hautain
de Lubitsch, c'est ensuite les casse-têtes maléfiques de
Clouzot et la caractérisation tragico-poétique «typiquement
française» des chapitres tournés dans le grand Paris
de Renoir (et Carné, Duvivier et comparses). En ce sens, c'est
aussi pour le metteur en scène l'occasion d'offrir sa plus grande
réalisation et son film à la fois le plus raffiné
et le plus provocant.
Bien qu'il se soit toujours imposé comme un artiste de grand
talent, Tarantino est maintenant démasqué et mis à
nu. Maître des masques à la mise en scène, le double-sens
touche l'espionnage et la reprise qu'il enrichit d'une mise en scène
sobre, lente et réfléchie. S'appropriant le réel
par un acte de fiction courageux, les facettes d'Inglourious Basterds
sont des miroirs déformés. Comme lorsque l'on y traite
du pouvoir du cinématographe de faire du sujet filmé une
seconde vérité manipulée (la majorité des
exemples étant répertoriés sous le chapitre «
Opération Kino ») ou au moment où les malentendus
linguistiques fortement soutenus éclatent tout au long du scénario.
C'est avant tout particulièrement lors d'une scène d'anthologie
à la taverne où chaque invité arbore une carte
de célébrité que son bal masqué se met officiellement
en place. Chacun joue à trouver son personnage, à «
trouver la référence » d'un monde pastiché,
« tarantinisé » où les commandos se doivent
d'être amateurs ou critiques de cinéma pour désamorcer
la mise en scène de l'inspecteur SS. Le magnifique segment sert
de mise en valeur pour des figures iconiques déjà condamnées
en duel mexicain: le réflexe par excellence du recycleur. Son
propre cinéma est lui-même revisité en remettant
en question la légitimité de sa filmographie passée
(un Reservoir Dogs condensé et résumé
en 20 minutes) tout en la mettant aux côtés des grands
dont il extrait son propos. Le film est contraint par la volonté
de deux metteurs en scène à la même visée
de chef-d'oeuvre (tuer Hitler), mais au style et à l'approche
complètement différente (l'inspecteur SS versus la gérante
de cinéma). L'artefact-cinéma est donc malmené
puis uniquement libéré par la sauvagerie religieusement
fanatique des bâtards (« c'est le plus prêt que nous
pouvons être du cinéma » s'exclame Raine avant une
exécution sommaire).
Guerre au cinéma, guerre de cinéma, Inglourious Basterds
poursuit aussi une recherche plastique hautement originale. Bien plus
classique sur ses tendances esthétiques, Tarantino élabore
un jalon de l'histoire du cinéma subversif où la technique
déployée est minimalement pernicieuse, au bord du sarcasme
et de l'ironie tout en parvenant à conserver la gravité
d'un sujet qui s'est vu mille fois abordé. La pesanteur du montage
et du dialogue, l'économie de moyen frappe et rappelle l'ingéniosité
plus humble et réfléchie qui animait Jackie Brown.
Le dispositif comique fonctionne à fréquence identique
avec l'idée du subterfuge. Une première avance, un indice,
un malentendu puis une révélation finale comique et sensible
à la progression du récit. Toujours aussi audacieux sur
le choix des trames sonores qui accompagnent son délire, on ne
retrouve cependant pas plus de sa narration inversée. Un montage
linéaire, divisé en 5 chapitres (lire: les 5 actes de
la dramaturgie classique) et quelques apartés documentaires agrémentent
un film essentiellement composé de dialogues et d'envolées
d'esthètes très brèves et surtout ponctuées
par les gloires de personnages-concepts magnifiquement interprétés.
Là où brillent particulièrement les Pitt, Waltz
et Laurent, Basterds vient prendre son sens, car au terme d'un
bain de sang inespéré et complètement en concordance
avec cette idée du cinéma de propagande, Tarantino sera
parvenu à donner au peuple juif sa douce vengeance. Celle que
Hollywood ne se sera jamais permise, mais aussi celle que l'Histoire
n'a jamais écrite en niant alors au cinéma le droit de
se procurer cette alternative jusqu'ici inexistante. En la créant,
Tarantino parvient à rejoindre ce que disait Kracauer sur la
métamorphose d'une illusion en réalité et à
« supplanter » le réel au moyen de son lieutenant
starlette et des prétentieux réalisateurs qui auront tenté
de s'accaparer à eux seuls la récompense ultime du héros.
Le mythe de ce dernier, déchiré entre les prestidigitateurs
et les illusions, aura cependant triomphé: le cinéma a
gagné la guerre. La guerre est finie.
Version française : Le Commando des bâtards
Scénario : Quentin Tarantino
Distribution : Brad Pitt, Mélanie Laurent, Christoph Waltz,
Eli Roth
Durée : 153 minutes
Origine : États-Unis, Allemagne, France
Publiée le : 21 Août 2009
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