THE INFORMANT! (2009)
Steven Soderbergh
Par Alexandre Fontaine Rousseau
Cinéaste insaisissable, à cheval entre Hollywood et le
circuit indépendant, Steven Soderbergh enchaîne à
un rythme étourdissant les projets d'envergures diverses. Au
fil des ans, on s'est ainsi habitué à ce que le même
homme puisse réaliser Schizopolis puis Out of Sight,
Bubble et Ocean's Thirteen ; et on ne s'étonne
plus aujourd'hui qu'il nous livre le très classique The Informant!
quelques mois seulement après un Girlfriend Experience
autrement plus audacieux. À la fois thriller et comédie,
ce long-métrage remarquablement ficelé joue en apparence
toutes les cartes appropriées pour plaire au grand public. Mais
derrière cette façade parfaitement ludique se cache une
autre réflexion de Soderbergh sur le pouvoir de l'argent - qui
régulait les relations humaines dans son film précédent.
Il est cette fois question de corruption dans le milieu des affaires,
phénomène présenté tel une forme de schizophrénie
qu'incarnerait de manière canonique le personnage de Mark Whitacre
(Matt Damon) - menteur pathologique servant de force centrifuge à
l'ensemble d'un film qui s'égare volontairement dans les méandres
de sa propre confusion. L'intrigue de The Informant! fonctionne
ainsi telle une série de poupées russes, chaque détournement
de la vérité en cachant un autre qui en cache un autre…
Jusqu'à ce qu'en bout de ligne, tout l'édifice érigé
de manière apparamment si maîtrisée par Whitacre
s'écroule lamentablement sous le poids des tromperies accumulées.
Une fois sa mythomanie exposée, c'est la nature relative de la
« vérité » présentée par l'écran
qui est dévoilée. Le spectateur, ici, nage par conséquent
dans un doute constant contrastant avec les certitudes simples du cinéma
hollywoodien. Et c'est en ceci que la méthode Soderbergh s'avère
subtilement subversive, sorte de dérèglement des facilités
inhérentes au cinéma de consommation de masse doublé
d'une application efficace de ses règles.
Si à un certain point dans sa carrière le cinéaste
américain s'est intéressé plus spécifiquement
à l'influence de l'image sur les rapports sociaux, c'est l'argent
qui dans les dernières années est devenu le moteur de
sa critique de la société (après avoir été
dans son oeuvre un outil narratif privilégié). Intermédiaire
neutralisant la valeur des liens dans The Girlfriend Experience,
source d'une injustice orchestrée à l'échelle mondiale
dans Che, il fait dans The Informant! l'objet d'une
vulgaire avidité - les magouilles qui permettent aux riches d'en
accumuler toujours plus n'ont rien de bien « spectaculaire »,
elles sont même d'un ordinaire qui dépasse l'entendement.
Inspiré d'un mensonge vécu, The Informant! lève
le voile sur l'affaire ADM qui au début des années 90
avait ébranlé le milieu économique en devenant
l'application la plus lucrative à ce jour de la loi antitrust;
la compagnie américaine, avec l'aide de trois entreprises asiatiques,
avait réussit à faire grimper de 70% le prix de la lysine
sur le marché mondial en l'espace de neuf mois. Whitacre, qui
avait aidé le FBI à mener l'enquête et à
coincer ses propres patrons, sera par la suite accusé d'avoir
fraudé la compagnie qui l'employait pour une somme totale avoisinant
les neuf millions de dollars. Le vaillant dénonciateur s'est
ainsi transformé en l'objet d'une série de poursuites
ayant miné sa crédibilité.
Il n'est pas étonnant que, visuellement, le film cite l'esthétique
d'un certain cinéma américain des années 70; car
The Informant! s'inscrit dans la tradition d'All The President's
Men ou de The Parallax View, d'Alan J. Pakula, des thrillers
marqués du sceau d'une désillusion que revendique aujourd'hui
Soderbergh. Si le cinéaste choisit de camper son film dans les
couleurs chaudes des domiciles rêvés de cette époque
révolue, alors que son histoire se déroule dans les faits
au début des années 90, c'est qu'il désire revenir
sur cet idéal naïf d'une Amérique encore «
pure » pour mieux par la suite remettre en question cette crédulité
restaurée. Ne serait-ce que par l'intelligence de son rapport
à un choix esthétique généralement superficiel,
le fameux look rétro, The Informant! pose les jalons
d'un discours fascinant sur la (fausse-)représentation de l'Histoire
au cinéma. Soderbergh, à maintes reprises, nous a démontré
que notre conception du vingtième siècle était
montée par médium interposée: toute la structure
visuelle du premier volet de son Che, le pari formel que relevait
son sous-estimé The Good German de « ressusciter
» le cinéma d'une certaine époque comme s'il en
était notre plus précis souvenir… Ce qui spécifiquement
intéresse dans le cas de figure The Informant!, c'est
que la correspondance entre l'époque évoquée et
la facture employée n'est plus synchronique, mais idéologique.
Un simple choix stylistique crée un rapprochement d'ordre intellectuel
entre deux époques, deux décennies distinctes se rencontrant
par une superposition croisée des données culturelles
et historiques - produisant par le fait même une lecture nouvelle
de l'époque exposée. La direction de la photographie,
pourrait-on dire, est le message dans ce cas précis.
Soderbergh, en tant que cinéaste populaire, est passé
maître dans l'art de mettre en scène les faux-semblants.
L'image trompe, chez lui, que ce soit dans l'unique but de divertir
(Ocean's Eleven) ou afin de se réfléchir (Solaris);
mais si son cinéma ment, il est de ce fait représentation
juste du réel dont il est le reflet. Il s'inscrit dans sa logique,
la déconstruit pour mieux la critiquer. The Informant!,
sur le mode ludique, se penche avec une lucidité carnassière
sur le cas schizophrène du modèle corporatif moderne à
l'aide d'un outil tout aussi schizophrène - le cinéma
lui-même. La qualité publicitaire des premières
images du film nous place d'emblée dans le monde des apparences,
dans une sorte de paradis aseptisé dont les bureaux de la compagnie
ADM seraient la tour de contrôle parfaitement rodée. Mais
quelque chose cloche dans ce paysage prédigéré
de l'alimentation industrielle américaine, et la candeur insistante
de la trame sonore (son amusant décalage éblouira tout
au long du film) nous confesse qu'une telle façade idyllique
ne peut qu'être trompeuse. « Paranoid is what people
who are trying to take advantage call you in an effort to get you to
drop your guard », affirme le guide qui plus tard nous abandonnera
dans les dédales de sa propre confusion: il faut donc douter,
toujours douter, douter même de l'homme qui nous invite à
douter.
Nous bombardant d'impressions, d'anecdotes, d'insignifiances, de mensonges
et de vérités entremêlés, cette voix off
qui tapisse le film de sa banalité outrée nous plonge
en réalité au coeur du drame que cherche à dépeindre
Soderbergh : cette compartimentation déréglée du
réel qui permet au personnage de Matt Damon, et à tout
le système qu'il exemplifie, d'échapper aux normes morales
et légales qui le régulent théoriquement. La prestation
de Damon est en ce sens spectaculaire, menaçant à tout
moment de verser du côté d'une hystérie que peine
à contenir son physique de comptable bonasse ; et l'enthousiasme
délicieusement maladroit avec lequel il joue le jeu de l'espion
se transforme en innocence pathétique lorsqu'il tente de sauver
son confortable univers de l'effondrement auquel il est condamné.
Damon, en collusion avec Soderbergh, arrive à rendre sympathique
ce vulgaire fraudeur qu'est au fond Mark Whitacre - seule stratégie
qui nous permette de bien le comprendre. Le film embrasse intimement
son point de vue, met en scène son système de pensée
et s'approprie son intériorité jusqu'à ce que soit
atteint le point de rupture. Le vide qui se crée lorsque la voix
off cesse de corroborer la réalité que s'est inventé
Whitacre est sidérant. Le protagoniste, parfait cinéaste,
a su nous monter un gigantesque bateau que le réalisateur s'est
mis en charge de relayer - pour finalement l'abattre sous nos yeux.
Si il y a une ligne directrice à relever dans l'oeuvre de Soderbergh,
c'est l'intelligence et la précision qui guident son travail
peu importe la nature du projet auquel il se consacre ; et c'est par
cette constante qu'il peut construire une filmographie cohérente
à partir de morceaux en apparence aussi disparates que The
Girlfriend Experience et cet Informant! qui saura combler
le plus exigeant cinéphile autant que le spectateur cherchant
simplement « un bon film » à se mettre sous la dent.
Version française :
L'Infiltré
Scénario :
Scott Z. Burns, Kurt Eichenwald
Distribution :
Matt Damon, Lucas McHugh Carroll, Eddie Jemison,
Rusty Schwimmer
Durée :
108 minutes
Origine :
États-Unis
Publiée le :
3 Mars 2010