I'M NOT THERE (2007)
Todd Haynes
Par Alexandre Fontaine Rousseau
Bob Dylan a composé sa vie, comme ses chansons, en énigmes.
Ses multiples vies prennent un sens non pas au point de leur intersection,
mais à même la force de leurs contradictions: « I
was so much older then, I'm younger than that now », chantait-il
déjà dans les premières années de sa carrière.
La première question juste que se pose avec I'm Not There
le cinéaste américain Todd Haynes, c'est celle du «
comment représenter » à laquelle le drame biographique
moyen se contente de répondre par un schéma narratif aussi
éculé qu'il est bêtement normatif. Aux conventions,
l'auteur de Far From Heaven substitue une structure complexe
- à l'image du personnage dépeint - qui s'avère
d'une rare intelligence. Il est hors de question pour Haynes de réduire
l'existence du légendaire auteur-compositeur à une progression
linéaire, vulgaire illusion d'une réalité bafouée
au nom de l'accessibilité et de la bonne morale de fin de parcours.
Ici, les vérités relatives s'entrechoquent comme autant
de dimensions parallèles articulées en une passionnante
mosaïque à la fois esthétique et intellectuelle.
Car Haynes, avec I'm Not There, expérimente avec la
forme uniquement au profit de son sujet; une forme qui tient à
la fois du collage référentiel post-moderne et de l'éclatement
visuel de l'ère du vidéoclip tout en faisant preuve d'une
sensible retenue à première vue aux antipodes de cette
méthode.
Aux antipodes aussi du No Direction Home de Martin Scorsese,
I'm Not There rejette systématiquement l'exactitude
documentaire, la chronologie classique et la spécificité
temporelle. Le préjugé auquel s'oppose Haynes, c'est que
réalité et réalisme vont de pair dans le contexte
du drame historique; c'est donc du côté de l'absolue subjectivité
qu'il ira en quête de vérité, renvoyant en ce sens
au remarquable Amadeus de Milos Forman dont c'était
aussi l'axiome. Mais si le biais de ce film s'accordait au singulier,
celui d'I'm Not There s'exprime en six prismes qui jettent
un éclairage différent sur des époques distinctes
de la vie et de la carrière du célèbre musicien:
toutes les formes de raccords sont employées pour que ces six
personnages discordants en viennent à former un portrait paradoxal
- donc humain - mais cohérent d'un seul et même homme.
Les avatars inventés par Haynes ne sont pas tous de la même
nature: certains sont plus ouvertement biographiques, d'autres versent
du côté de l'allégorie, quoiqu'aucun ne soit strictement
l'un ou l'autre. Tous se répondent au gré d'une logique
d'abord métaphorique qui sert une illustration dont l'essence
est psychologique. Le triomphe d'I'm Not There, c'est probablement
d'être le plus exact des drames biographiques à ne jamais
nommer son sujet.
Éthique, ce choix l'est tout autant d'un point de vue cinématographique
que personnel. Il implique d'abord que le cinéma ne peut pas,
en toute honnêteté, prétendre à l'objectivité.
Toute représentation n'est que représentation, quoiqu'elle
puisse à certains égards aspirer à l'incarnation.
Dans cette optique, le choix même des acteurs tient du pied-de-nez
inspiré aux règles rigides du genre. Par un simple mimétisme
physique, le modèle hollywoodien cherche à simuler le
passé, trompant d'une certaine manière le spectateur consentant:
voilà qui implique une confusion historique. Si bien que, pour
plusieurs, Val Kilmer est Jim Morrison tout comme Jamie Foxx est Ray
Charles et Joaquin Phoenix, Johnny Cash. Cette substitution devient,
par extension, une réécriture de l'Histoire. L'opération
est moralement discutable, en plus de déformer dans une certaine
mesure les faits. Comme si la machine hollywoodienne croyait pouvoir
façonner le passé à son image, plus lustrée
et colossale encore que les figures déjà mythiques auxquelles
elle s'est attaquée avec une imposante régularité
dans les dernières années.
Haynes, pour sa part, multiplie les castings audacieux. L'enfance rêvée
de Dylan, celle qu'il va consacrer à vouloir suivre les traces
de son idole Woody Guthrie, est vécue par le jeune acteur noir
Marcus Carl Franklin. La « trahison » électrique
de Newport, de même que la confusion qui s'ensuit, est commise
par une Cate Blanchett brillamment travestie pour l'occasion qu'Haynes
filme sous la forme d'un hommage au 8 1/2 de Fellini. L'intense
protest singer du début des années 60 est interprété
par un Christian Bale que la furieuse conviction mène directement
à la subite conversion au christianisme de la fin des années
70, parcours cliché capté à la manière d'un
bête reportage télévisé des années
80. Le personnage d'Heath Ledger, pour sa part, n'est pas musicien mais
bien acteur, une figure de détachement et de désillusion
qui illustre avec brio la relation qu'entretenait Dylan avec son propre
passé au début des années 70. S'ajoutent en filigrane
un poète et, en guise de conclusion, un Billy the Kid interprété
par Richard Gere dont la présence souligne la fascination du
chanteur pour une certaine Amérique mythique en plus de renvoyer
à la participation de Dylan au film Pat Garrett & Billy
the Kid (1973) de Sam Peckinpah.
En tuant l'idole dès les premières minutes de son film,
puis en décomposant l'homme jusqu'à ce qu'il ne soit plus
qu'un concept liant entre elles plusieurs existences fictives, Haynes
n'offre jamais au spectateur un « hommage » au sens simple
du terme. Il réfléchit la place de l'artiste et de son
oeuvre dans nos vies, affirmant par extension que « Bob Dylan
» n'existe pas; qu'à sa place, c'est une vaste construction
culturelle qui s'est érigée au fil des mutations de l'auteur-compositeur.
Dans cette optique, le Bob Dylan de Todd Haynes n'est lui aussi qu'une
interprétation personnelle de cette créature mythologique
moderne, interprétation exacerbant son caractère de provocateur
sexuel sans sombrer dans la vacuité de Velvet Goldmine
par exemple. La vision qu'offre du musicien le cinéaste s'avère
d'une formidable pertinence. Jamais consensuel ou aveuglément
admiratif, le portrait brossé est surtout incroyablement dense
et inspiré, témoignant d'une connaissance encyclopédique
du personnage sans pour autant sombrer dans l'hermétisme ou l'anecdotique.
Au contraire, le réalisateur utilise avec raffinement la musique
et les textes de Dylan comme support signifiant et narratif à
son récit schizophrène. La rupture sentimentale des années
70, vécue par le narcissique personnage d'Heath Ledger, est traitée
dans un style citant Godard avec l'émouvante profondeur des meilleures
chansons de Blood on the Tracks. Ailleurs, deux des pièces
phares de Dylan - Visions of Johanna et Ballad of a Thin
Man - sont littéralement illustrées au cours de séquences
oniriques où une mise en scène imagée épouse
le surréalisme foisonnant de leur poésie. En substituant
à la glorification la réflexion, en sacrifiant l'historicité
pure au profit d'un impressionnisme factuel longuement pondéré,
Todd Haynes arrive à saisir réellement l'esprit insondable
de son sujet. Temps et personnages fragmentés poussent le spectateur
à un périlleux exercice de reconstitution intellectuel,
tout en brouillant le présent de ce film aux pistes infinies
qui ose aborder son énigme sous la forme d'une question. Non
content d'orchestrer un simple « bon » film sur Bob Dylan,
Todd Haynes a fait de Bob Dylan un grand film avec cet I'm Not There
imprévisible dont le fulgurant courage est d'abord de refuser
toute définition commune - à commencer par celle de son
propre genre.
Version française : I'm Not There
Scénario : Todd Haynes, Oren Moverman
Distribution : Christian Bale, Cate Blanchett, Marcus Carl Franklin,
Heath Ledger
Durée : 135 minutes
Origine : États-Unis, Allemagne
Publiée le : 12 Octobre 2007
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