THE IMAGINARIUM OF DOCTOR PARNASSUS (2009)
Terry Gilliam
Par Mathieu Li-Goyette
Véritable condamné, Terry Gilliam n’a cessé
d’être dangereusement malchanceux depuis ses glorieuses
années 80 (Time Bandits, The Meaning of Life,
Brazil, The Adventures of Baron Munchausen). Alors
qu’un film a même été dédié
à ses échecs (Lost in la Mancha), c’est
la mort du dévoué comédien Heath Ledger qui devait
taxer de succès sa dernière oeuvre. In extremis alors
que le tournage était perdu dans les limbes des studios, Johnny
Depp, Jude Law et Colin Farrell sortent en bons amis de Ledger et, tour
à tour, jouent des masques pour se substituer à la persona
du défunt acteur. Quand Tony entre dans l’Imaginarium,
c’est ces autres qui prendront sa peau. Sauvant ainsi les meubles
du navire Gilliam, le trio d’acteurs à la rescousse fait
amende honorable et signent l’oeuvre d’un « From Heath
Ledger and his friends » à la toute fin. Voilà pour
le dernier tour de piste du grand acteur australien récemment
consacré par son Oscar posthume; un film qui portera sur la puissance
de l’imaginaire et l’immortalité des idées.
On l’aura compris, il y a un flux intangible qui parcourt le dernier
Gilliam, comme porté par le fantôme de son comédien
murmurant sans cesse en aparté les lignes qu’il aurait
dû prononcer lui-même.
Retournant ainsi aux premières fables du cinéma, celles
des fantômes translucides, celles des actualités montrant
des personnages célèbres décédés,
c’est dans cette relation à la mort et imprimerie contre
la pellicule que transpire de tous bords les moindres attentions à
ce Tony, sauveur d’une caravane se dépliant en carrousel
et qui cache le vilain secret d’un pacte entre son gérant
sans âge et tout savant (Christopher Plummer) et le Diable (Tom
Waits : l'une des meilleures intuitions du film). Le docteur Parnassus
doit donc charmer des auditoires à travers les époques,
les faire entrer dans son Imaginarium et leur faire comprendre un certain
sens à une vie dénuée de magie. Comme à
l’habitude, non pas une apologie de la fantaisie, mais bien une
résistance face à la « non-magie » du monde
(n’était-ce pas le cri du coeur du héros de 12
Monkeys, le voyage tout subjectif de Fear and Loathing in Las
Vegas, le désir de conter des Brothers Grimm, la
volonté de se détacher d’un monde « trop plein
de moulins et sans assez de géants » de son Don Quichotte
de la Manche maintenant en production de nouveau), Gilliam est
bien ce vieux Docteur se trimbalant avec ses marionnettes en bois et
ses jeux de poulies vétustes.
Confinéà un art qu’il maîtrise dans tout le
pittoresque baroque qu’on lui attribue avec admiration, c’est
là une des oeuvres les plus accomplies du vieux magicien et l’une
des plus autobiographiques : « Plus personne ne vient voir mes
spectacles » soupire le docteur dès les premières
scènes. Présentant son Imaginarium fabuleux (c’est
une porte magique qui permet d’entrer dans un monde qui s’accorde
à nos désirs…) dans un Londres complètement
épris de ses centres d’achats et de ses clubs, le spectacle
de Parnassus n’impressionne plus personne depuis bien longtemps.
On croit comprendre ses tours de passe-passe, on croit aussi son spectacle
voué à l’échec depuis que même les
relations entre ses employés (dont le mannequin anglais au visage
de porcelaine Lily Cole) s’effritent dès l’arrivée
de Tony (Ledger, exubérant et digne de lui-même) que l’on
retrouva pendu en bas d’un pont, sauvé par une petite flute
magique coincée au fond de sa gorge.
Conte sur les petits objets et les enjeux abstraits (Parnassus risque
de perdre le contrôle de l’imaginaire aux mains du Diable),
c'est aussi et surtout l’un des budgets les plus faramineux de
la carrière de Gilliam et, par le fait même, l’un
des films où il semble s’être donné le plus
à coeur joie. Capable de mille et une prouesses visuelles alors
qu’il n’avait que maquillages et trucages à sa portée
(on se rappelle tout de même les Monty Pythons), Gilliam a créé
ici quelques-uns des plus beaux plans de cinéma numérique.
Tirant à profit des possibilités illimitées des
images de synthèses, le cinéaste américain n’est
pas à plaindre dans la quantité phénoménale
de prouesses qu’il s’est permis d’imaginer à
son gré (une rivière devenant cobra, une main découpée
amenant un visiteur de l’Imaginarium à travers un ciel
ennuagé de méduses cosmiques, des étendues vertes
et roses se faisant cousines aux lubies d’Hansel et Gretel).
Comme le dit la « version Depp » de Tony à l'une
des visiteuses, les plus courageux entrent dans notre imaginaire et
n’en ressortent jamais, ce sont eux qui demeurent les plus immortels
et qui peuplent les souvenirs maintenant immortalisés. S’adressant
à elle, mais aussi à nous, en pointant lors du même
plan les portraits accompagnés de cierges de James Dean et de
la Princesse Diana (nous sommes en Angleterre, ne l'oublions pas), c’est
cette pensée qui guide le film aux allures de testament pour
le comédien et qui, soudainement, fait basculer tout entier l’oeuvre
elle-même dans cette posture d’imaginaire aux possibilités
sublimes. À se replier contre elle-même, elle veille généreusement
sur les êtres qui lui auront tout donné pour sa création
: voilà peut-être la dynamique de l’« imaginaire
» que Gilliam s’est longtemps évertué à
transmettre comme si cette dernière était aussi synonyme
de son propre salut de créateur maudit.
Ce qu’on peut cependant ressentir de moins honnête dans
ce remaniement de dernière minute au scénario de Gilliam,
c’est une certaine confusion dans le conte (pourtant simple au
premier regard) qu’il tente d’étaler au long d’une
série de dilemmes qui n’arrivent à prendre forme
que lors du dernier droit. Parnassus, tout puissant et tout savant qui
vient de faire un pacte, doit sauver l’âme de sa fille et
« divertir » cinq spectateurs avant que le Diable ne fasse
la pareille. Course de showmanship, Tony est celui qui fait
pencher la balance, qui charme la fille du docteur par la même
occasion et qui, au bout du parcours, se voit démasqué
de son subterfuge manipulateur. Le fait est que le dilemme en tout point
faustien qui anime les premières angoisses du vieux sage (il
a signé un pacte avec Satan pour avoir la vie éternelle
et un savoir du spectacle absolu, ce qui donne l’Imaginarium)
n’est qu’à peine exploité quand, pourtant,
il semble constituer le clou final d’une conclusion où
les réalités se fracassent, où les masques tombent
enfin ne laissant plus que l’écorchure sanglante de ces
miroirs brisés. Là, Gilliam emprunte au cinéaste
à qui il ressemble peut-être le plus - Welles et sa Lady
from Shanghai - alors qu’une pléthore de réflexions
s’écroulent autour de cette union interdite entre la fillette
(le « fruit » de l’imaginaire) et cette vilaine tentation
incarnée par le toujours titubant et impulsif Tom Waits.
Éparpillé (et c’est peu dire si l’on ne s’attarde
par bien attentivement au déroulement d’une fable si haute
en couleur), le récit s’écarte sans crier gare à
ses premières tendances et fuit, glisse avec hâte dans
les artères creusées par l’imaginaire de son cinéaste.
Grand clown qui tourne en rond dans son cirque le plus luxueux, il n’y
a pas plus felliniesque que Gilliam et cet Imaginarium of Doctor
Parnassus. Où les thèmes du grand réalisateur
italien sont repris de La Strada par exemple dans lequel Giuletta
Masina se faisait femme de cirque maltraitée et incomprise, toujours
prise dans cette malle arrière de caravane quadrillant l’Italie.
Et puis c’est 8½ et son metteur en scène
Guido incapable de conjuguer les forces de « sa troupe »
ou plus tard l’épopée aux allures de carton-pâte
grandiloquent de son Et vogue le navire… qui tapisse
l’inspiration d’une modestie grandiose qui cogite plan après
plan, une envolée de couleurs après jets d’émerveillement.
Confirmé depuis longtemps, c’est se retrouver face à
face au génie de Gilliam et de son spectacle ambulant de cinématographe
qu’est de se soumettre au Docteur et à son bienveillant
imaginaire. Un imaginaire qui, évoquant Fellini lors de ses plus
beaux passages, rappelle que le sens du spectacle en est un qui doit
se jouer sans cesse de la mort (c'est le propre du cinéma, n'est-ce
pas?) en faisant bien attention de ne pas tomber dans les plus malsaines
intentions (et ça, c'est le propre du cinéaste). Donc
une question de choix, de pacte avec l'art, c'est le pari du funambule
aguerri qu'il est et dont il ne vous reste plus, pour assister à
sa dernière prestation, que d'entrer dans le portique de son
infini chapiteau.
Version française : L'Imaginarium du Docteur Parnassus
Scénario : Terry Gilliam, Charles McKeown
Distribution : Christopher Plummer, Heath Ledger, Johnny Depp,
Jude Law
Durée : 122 minutes
Origine : Royaume-Uni, Canada, France
Publiée le : 26 Décembre 2009
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