IDIOTS AND ANGELS (2008)
Bill Plympton
Par Alexandre Fontaine Rousseau
Face à des possibilités infinies, le cinéma d'animation
se contente trop fréquemment d'emprunter la voie du mimétisme;
à quoi bon répliquer la réalité, lorsque
l'on est en mesure de la réinventer de fond en comble? Peut-être
est-ce ce formidable potentiel - dessiner un monde à l'image
de nos désirs - qui explique que l'animation underground soit
le repaire privilégié de tant de pulsions adolescentes
et d'élans romantiques désespérés. Le classique
Fritz the Cat de Ralph Bakshi, par son mélange de sexe
et de nihilisme, demeure un véritable modèle du genre:
exutoire des frustrations personnelles de son auteur et attaque en règle
contre la société dans son ensemble, il scellait un pacte
entre l'animation indépendante et la contre-culture américaine.
Issu du monde de la bande dessinée, Bill Plympton se distinguera
au cours des années 70 grâce à ses caricatures à
caractère politique notamment publiées dans le New York
Times, le Village Voice et le Rolling Stone. Mais c'est en tant qu'animateur
qu'il obtiendra, à partir des années 80, le plus gros
de son succès. Idiots and Angels, son plus récent
long-métrage, marque cependant une nouvelle étape dans
sa carrière; il s'agit de son film le plus mature et expressif
à ce jour, et du point culminant d'années d'insolences
et d'expérimentations.
Bien entendu, les farces à caractère sexuel sont toujours
au rendez-vous. Chez Plympton, l'humain est une créature divisée
entre ses instincts et sa conscience; et Idiots and Angels
illustre par le biais d'un conte moral tordu à souhait cette
lutte constante entre le potentiel anarchique de l'homme, exemplifié
par son individualisme sauvage, et de plus nobles aspirations qui cherchent
désespérément à faire surface. Sous les
traits élémentaires que lui donne le crayon de Plympton,
la bête humaine est réduite à son essence primitive:
les faciès de ses personnages sont durs et vulgaires, leurs regards
mesquins et envieux. À première vue, son protagoniste
principal n'est qu'une brute violente, pleine de hargne et de convoitise,
qui noie sa solitude dans l'alcool et prend plaisir aux malheurs des
autres lorsqu'il ne les provoque pas lui-même. Terré dans
une taverne sombre, il regarde le temps passer plus qu'il n'existe:
les humains qui l'entourent sont eux aussi des pantins de leurs propres
désirs. La grosse femme bien installée à la table
du fond rêve de gloire, et le barman de fortune: seule la femme
de ce dernier semble habitée par une authentique joie de vivre,
mais elle est constamment ramenée à sa morne réalité
par les ordres de son mari et les vociférations des clients.
Leur petit univers est triste et vide, comme le souligne avec force
le dessin de Plympton.
Puis, un beau jour, notre homme sans nom - jusqu'alors sans histoire
- se découvre une petite paire d'ailes dans le dos; lorsqu'il
les coupe, elles repoussent de plus belle. Il cherche sans succès
à les dissimuler, se rend chez un médecin qui n'y comprend
tout bonnement rien - mais y voit par ailleurs une occasion en or de
devenir célèbre. Les ailes grandissent à vue d'oeil,
et bientôt notre « héros » est en mesure de
voler dans le ciel tel un oiseau; médiocre comme il est, il tente
de commettre des mauvais coups grâce à ce pouvoir. Mais
les ailes, dotées d'une volonté propre, refusent de servir
à de telles fins. Peu à peu, leur intégrité
transforme l'homme - qui apprend à agir par compassion et par
sens de la justice. Mais autour de lui, l'envie et la jalousie règnent:
certains convoitent les ailes, et ne reculeront devant rien pour les
obtenir. Proche de la fable, cette histoire simple possède une
fonction principalement allégorique; les personnages sont des
archétypes et les situations servent à articuler la puissante
symbolique de l'ensemble.
Idiots and Angels est un grand essai poétique sur la
condition humaine parce qu'il arrive à exprimer à la fois
le cynisme et l'idéalisme, l'aliénation et la liberté
- dichotomies qui comptent depuis toujours parmi les préoccupations
centrales de l'animation d'auteur. Dans le film de Plympton, les corps,
les objets et les environnements sont modifiés au gré
de l'artiste pour exprimer diverses idées; chaque détail
sert à l'élaboration du propos, charge envenimée
contre l'égoïsme, le quotidien désincarné
et la tyrannie de l'argent. En ce sens où l'illustration, plus
qu'une simple forme de représentation, est un moyen d'expression,
Idiots and Angels propose un langage strictement visuel qui
s'avère particulièrement riche. Parce que le film est
muet, l'accent est mis d'emblée sur ce dessin vif dont le style
brut et extrêmement personnel ramène à l'idée
d'expression individuelle directe. Ici, l'auteur et le film ne font
plus qu'un; au contraire de l'animation commerciale, dont le mot d'ordre
est l'uniformité, le cinéma de Plympton cultive l'imperfection
et l'excentricité comme des marques de sa propre vitalité
- et par extension de sa vérité moins plastique que conceptuelle.
L'humain est palpable derrière chaque plan, responsable de chaque
trait.
En ce sens, Plympton affronte son époque par la forme même
que prend son art; Idiots and Angels est un geste de révolte
inspiré, se terminant sur une note optimiste par la validation
de l'individualisme responsable en tant que code moral viable. Visuellement
fascinant, ambitieux par les thématiques fondamentales qu'il
aborde, ce cinquième long-métrage animé de Plympton
annonce qui plus est une nouvelle étape de sa lente évolution.
Certes, on reconnaît cette conception de l'art comme défoulement
- rage, «juvénile» diront certains, qui pourtant
confère au film son énergie débridée. Mais
chaque soubresaut violent est contrebalancé par un instant de
tendresse, chaque semonce d'humour noir récupérée
par un instant d'authentique humanisme. Idiots and Angels expose
l'âme humaine en tant que champ de bataille à ciel ouvert
où s'affrontent la conscience et l'hédonisme; mais il
le fait d'une manière parfaitement viscérale, sous la
forme d'une connexion directe avec l'esprit de son auteur. En ce sens,
il illustre le plein potentiel du cinéma animation en tant qu'imaginaire
en temps réel, en tant que rêve éveillé affranchi
des limites du quotidien. Fantasme lucide, critique lyrique; l'enflammé
Idiots and Angels libère un médium trop souvent
rattaché à des préoccupations qui le restreignent.
Version française : -
Scénario :
Bill Plympton
Distribution : -
Durée :
78 minutes
Origine :
États-Unis
Publiée le :
16 Juillet 2008