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I AM CUBA (1964)
Mikhail Kalatozov

Par Alexandre Fontaine Rousseau

Bien qu'il fasse partie de l'appareil cinématographique soviétique dès les années 30, le réalisateur Mikhail Kalatozov sera marginalisé au sein du système de production national jusqu’à la mort de Staline en 1953. Depuis qu’a été prise la décision de censurer son second film La Griffe dans la botte en 1932, Kalatozov est relégué à un rôle de second plan ; à l’exception de quelques films de propagande aux titres fort évocateurs – Courage viril en 1939 ou Trois amis fidèles en 1943 – il est principalement affecté à des tâches admnistratives sans grande envergure. En 1957, le monde occidental découvre son talent grâce à l’exceptionnel Quand passent les cicognes, courroné de la Palme d’or au Festival de Cannes. Le rayonnement international du film a tôt fait de cimenter la réputation de Kalatozov en URSS. Quelques années plus tard, il aura l’honneur de confirmer de manière cinématographique le partenariat entre Moscou et son nouvel allié sur l’échiquier politique, Cuba.

En 1961, la petite île située au sud des États-Unis est en quelque sorte l’épicentre de la Guerre froide. Un an plus tôt, le régime cubain a procédé à la nationalisation de toute forme de propriété privée qu’elle soit étrangère ou non suite au renversement, en 1959, du régime du général Fulgencio Batista. En réaction à cette réforme marxiste, Washington impose un embargo qui isole la communauté cubaine. Au mois d’avril 61, l’échec du débarquement de la Baie des Cochons confirme les intentions béliqueuses du gouvernement américain. Cuba s’associe de manière définitive à Moscou. C’est dans ce contexte politique particulier que Soy Cuba voit le jour.

Soy Cuba (Je suis Cuba), c’est une occasion pour le régime de Fidel Castro, encore jeune, d’édifier sa propre mythologie au grand écran. Conscient de l’impact du septième art sur l’imaginaire collectif, le leader révolutionnaire a déjà fondé l’Instituto Cubano des Arte e Industrias Cinematigraficos mais doit, faute de moyens, demander l’aide de la Mosfilm pour mener à terme sa grande fresque historique. Enchantées par l’idée de célébrer le triomphe d’une révolution socialiste dans un cadre exotique à souhait, les autorités soviétiques enverront aux Cubains leur nouveau réalisateur étoile, l’opérateur-caméra Sergeï Urusevsky ainsi qu’un arsenal technique de premier ordre. Pour Kalatozov, il s’agit d’une occasion de réussir là où le maître Eisenstein avait échoué : Soy Cuba sera tout ce que Que Viva Mexico! n’avait pu être.

À première vue, cet incroyable tour de force technique est bel et bien l’Octobre cubain tant espéré. Construit autour de quatre épisodes distincts, le film s’applique dans un premier temps à présenter la décadence de Cuba sous Batista. Kalatozov y orchestre le procès d’un régime où, comme l’affirme un touriste américain, « rien n’est indécent si tu as le fric. » Soy Cuba met cette déchéance en scène par l’entremise de son premier personnage principal, celui de la jeune Maria, obligé de se prostituer pour gagner sa vie. Déjà, l’emprise des États-Unis sur Cuba est palpable ; c’est une impression que vient confirmer la seconde partie du film. Centrée sur les déboires d’un cultivateur de canne à sucre, elle s’affaire à glorifier le vieux paysan fier pour ensuite l’exproprier : le terrain sur lequel s’étend sa plantation vient d’être vendu à une compagnie américaine. La mainmise de l’Oncle Sam sur l’ancien régime est confirmée dès le début du troisième acte. Cette fois-ci, c’est une horde de marins en permission harcelant une jeune fille qui la symbolise. L’homme s’interposant entre ceux-ci et leur proie, Enrique, est un étudiant militant pour un groupuscule marxiste. Chargé d’abattre un policier impitoyable, il décide à la dernière minute d’épargner sa cible. Au cours d’une manifestation, l’intellectuel croise une fois de plus le bourreau du régime qui, lui, l’abat sans hésiter. La pitié n’est pas réciproque.

Un gigantesque cortège se forme autour de la dépouille de ce jeune martyr de la révolution, mort pour la patrie donc mort noblement selon le discours du film. Un vent épique souffle alors sur Soy Cuba, élevant l’essai poétique au rang de fresque nationale fièrement militaire. Le dernier acte sera celui où le peuple, uni, entre en guerre pour se réapproprier la Terre. Le mantra du film, « Je suis Cuba », se transforme en cette phrase que clament les troupes de la liberté : « Je suis Fidel. » Qu’il le veuille ou non, le paysan devra « se battre pour la paix » car le conflit frappe à sa porte. Ce motif, cher au cinéma de propagande, sert à justifier la lutte armée. Le fermier devenu guerrier ne tire pas pour tuer ; il tire sur le passé pour assurer son avenir et celui des siens, parce qu’on lui a promis des hôpitaux et des écoles. C’est dans sa grande marche vers la liberté que l’on abandonne le peuple cubain. L’histoire se chargera du reste.

La fibre patriotique et révolutionnaire de l’oeuvre de Kalatozov vibre au rythme de ses ingénieuses trouvailles de mise en scène et de ses prouesses techniques encore aujourd’hui époustouflantes: rarement le plan-séquence a-t-il semblé aussi furieusement expressif. Dans l’une des séquences d’anthologie du film, la caméra descend en un seul plan deux étages d’un hôtel pour aller plonger dans une piscine et suivre – sous l’eau – les baigneurs. Cette frénésie qu’implique le mouvement de caméra, de même que la manière dont le grand angulaire déforme les visages, magnifie le caractère grotesque du luxueux mode de vie bourgeois, ici critiqué et associé au Cuba de Batista.

Plus tard, un autre plan-séquence dont l’ambition ferait pâlir d’envie Orson Welles sert à unir le peuple – représenté par les manifestants et par les employés d’une manufacture de cigares – autour du corps sans vie du héros national Enrique. La caméra devient alors immatériel, donnant l’impression de flotter par-dessus la foule et de défier la gravité. Ailleurs, le cadre est organisé selon une logique purement communiste: les paysans auréolés par le soleil sont filmés en glorieuses contre-plongées tandis que les masses révoltées, investies d’une puissance physique palpable, semblent avoir été empruntées au Cuirassé Potemkine d’Eisenstein. Soy Cuba arrive par ailleurs à s’émanciper de ces modèles du passé: la révolution se poursuit donc dans la technique, la proximité propre au cinéma direct – caméra Éclair à l’appui – humanisant les sujets d’une manière que n’aurait pas envisagé le cinéma soviétique des années 20. La caméra de Kalatozov est idéologiquement chargée, épousant de manière presque caricaturale les valeurs marxistes.

Au-delà de cet affrontement titanesque mais somme toute classique entre le prolétariat et les défenseurs d’un ordre dépassé, Kalatozov s’applique ici à créer une oeuvre-fleuve au flot limpide et continu: Soy Cuba est une communion entre un peuple et sa terre. S’il emploie les arguments propres au cinéma de propagande, ce poème impressionniste se détache des oeuvres plus vulgairement dogmatiques du genre – les Why We Fight de Capra et autres Triomphe de la volonté signés Riefenstahl – pour élaborer un hommage teinté de certaines nuances à l’esprit révolutionnaire. Dans ses élans tragiques, le film dresse les esquisses d’une psychologie qui dépasse la simple doctrine politique. Est-ce pour cette raison que Soy Cuba sera rejeté tant par le gouvernement de Castro que par Moscou, qui jugera que le film n’est pas suffisamment révolutionnaire? Quoiqu’il en soit, la passionnante épopée qu’y orchestre Kalatazov captive par son intensité, son inventivité formelle évoquant le film-chorale bien avant Altman ou Anderson et sa fougue technique implacable ayant de toute évidence influencé Scorsese et Meirelles. Classique oublié du cinéma soviétique des années 60, Soy Cuba s’impose par ailleurs comme l’un de ses chefs-d’oeuvre les plus inspirés.




Version française : Je suis Cuba
Version originale : Soy Cuba
Scénario : Enrique Pineda Barnet, yevgeni Yevtushenko (version cubaine)
Distribution : Sergio Corrieri, Salvador Wood, José Gallardo, Raul Garcia
Durée : 141 minutes
Origine : Union Soviétique, Cuba

Publiée le : 25 Novembre 2006