HUNGER (2008)
Steve McQueen
Par Alexandre Fontaine Rousseau
L'expression « cinéma des corps » est employée
à tort et à travers pour qualifier un rapport relativement
neuf qu'entretiennent certaines caméras plus audacieuses avec
le sujet humain. Le découper à l'écran, pour mieux
l'exposer dans toute son étrangeté pourtant familière:
tel est l'objectif de ce cinéma physique, à la limite
tactile, qui révèle la fragilité de la chair par
un traitement esthétique généralement très
cru et léché à la fois. Dans ce champs, la plus
grande force du formidable Hunger de Steve McQueen est de réconcilier
les préoccupations de ce cinéma des sens à celles,
plus classiques, d'un cinéma du sens. Loin de se limiter aux
considérations formelles qu'implique cette étiquette,
le jeune cinéaste britannique - issu du monde des arts visuels
- « s'engage » en même temps qu'il dépece les
corps de ses personnages et, ce faisant, propose par un parti pris purement
cinématographique une réflexion politique terriblement
humaine. Chez lui, ce n'est plus la dramaturgie qui communique l'essence
du propos mais plutôt l'expérience empathique de la souffrance;
et le spectateur, face aux images d'une violence souvent étourdissante
qui lui sont présentées, est lui-même placé
en situation de crise. Son rapport à l'image est chamboulé
dans la mesure où la distance qui d'habitude le protège
s'estompe de manière dramatique. Se faisant, Hunger
redéfinit les règles de « l'expérience politique
» au grand écran. Celle-ci n'est plus abstraite ou doctrinale,
mais s'inscrit au contraire dans un registre physique, viscéral:
et il ne reste plus d'elle, au bout du compte, que des corps suppliciés
pour des idées.
Mais, surtout, c'est l'insoutenable intimité qui trouble dans
Hunger: intimité avec les horreurs ritualisées
du milieu carcéral, ainsi qu'avec son régime légal
d'humiliation et de déshumanisation. Que la caméra de
McQueen altère les corps à ce point, les dénaturant
pour les rendre paradoxalement plus réels, voilà qui ajoute
à la sensation constante d'oppression se dégageant de
son film: la forme y reproduit la logique intrinsèque de la prison,
torturant ses protagonistes et les enfermant dans un cadre clos qui
les étouffe jusque dans leurs pensées privées.
Presque muet, le film se concentre dans un premier temps sur les gestes
humiliants qui constituent le quotidien des prisonniers - état
d'incertitude constante interrompu par de brusques éruptions
de violence. Le cinéaste chorégraphie leur douleur, la
montrant sans concessions tout en l'abordant de manière remarquablement
éthique; son regard est sans complaisance, sans perverse jouissance
malgré son indéniable puissance esthétisante. La
portée de son discours est d'abord animale, exprimant l'horreur
fondamentale d'une situation où est imposée la privation
des besoins primaires; Hunger fait appel à notre instinct,
à nos sensations avant la rationalisation linguistique. La punition
n'est plus, dans ces conditions extrêmes, un geste d'ordre politique;
il s'agit d'un acte de pure cruauté, qui réduit gardiens
et prisonniers au rang de bêtes sauvages.
Paradoxalement, la pièce de résistance du film est un
long dialogue filmé presque sans interruption entre un prêtre
et un prisonnier s'apprêtant à débuter une grève
de la faim - Bobby Sands, interprété avec une formidable
conviction par Michael Fassbender. Faux paradoxe, puisque l'échange
verbal réitère le discours jusqu'alors articulé
en images: lorsque les mots apposés aux réalités
sonnent creux, il ne reste que cette «politique du corps»
pour exprimer de manière juste le désespoir des abandonnés.
Encore une fois, le dispositif de tournage propose un défi audacieux
- pour les acteurs comme pour le public - en ce sens où il dynamite
la principale convention formelle du dialogue filmé: le champ/contre-champ,
et son invisible hiérarchisation des échanges humains.
La composition neutre du plan, très symétrique, renforce
l'idée qu'il y a dissolution temporaire du rapport de force.
Voici la seule scène de Hunger n'étant pas fondée
sur la domination d'un corps sur un autre: pour la première fois
du film, les hommes se parlent face à face, avec une clarté
qui leur était jusqu'alors interdite. Cette accalmie sera de
courte durée, et inévitablement l'opposition idéologique
entre les deux personnages force le retour de la division classique
des corps. Mais cette scène essentielle permet au spectateur
de reprendre son souffle avant la descente aux enfers qui va suivre.
S'il relate des événements historiques, jamais Hunger
ne tombe dans le panneau de la « reconstitution »; sa véracité
s'établit à un niveau éthique, par rapport aux
moyens du médium cinématographique plutôt qu'en
relation aux « faits vécus ». Malgré son respect
manifeste pour les militants de l'IRA qu'il met en scène, McQueen
relègue ce contexte spécifique au rang de simple anecdote
- il s'agit d'un outil au service d'une thèse dont la pertinence
est non seulement universelle mais de surcroît actuelle. Et le
spectateur, placé face à ces images de torture et d'humiliation,
ne peut s'empêcher de penser à celles d'Irak ou de Guantanamo
desquelles elles se font l'écho. Mais ce serait une erreur de
cantonner le sujet de Hunger à de simples questions
d'ordre politique. Allant par-delà ces préoccupations,
le film soulève la question plus fondamentale encore de la dignité
humaine par la démonstration des horreurs associées à
son abolition. Sa plus grande force est d'arriver, malgré l'ignominie
de la situation et l'ambiance de dégradation qui règne,
à conférer une certaine noblesse à ces prisonniers
sans pour autant les exalter martyrs. L'échec du prêtre
est en ce sens symbolique des positions morales défendues par
cette oeuvre essentielle: il est indigne de racheter par quelque raisonnement
que ce soit le sacrifice et la souffrance de ces hommes, seule réalité
inadmissible persistant une fois le cauchemar terminé.
Version française : -
Scénario : Steve McQueen, Enda Walsh
Distribution : Michael Fassbender, Stuart Graham, Helena Bereen,
Larry Cowan
Durée : 96 minutes
Origine : Royaume-Uni, Irlande
Publiée le : 15 Octobre 2008
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