HOMMES À LOUER (2008)
Rodrigue Jean
Par Mathieu Li-Goyette
Comme chaque histoire à ses débuts, celle du cinéma
québécois demeure celle du sacrement et de la parole divine.
Plongée dans la modernité par cette antique et vénérable
parole de l'Île-aux-Couldres, la poésie verbale de Perrault
servit d'abord à jeter les bases d'un cinéma direct perfectionné
où des individus étaient invités à raconter
leur propre histoire en leurs propres mots sans nul besoin de commentaires
ou d'inter-titres, ensuite de manifeste pour tout un cinéma qui
s'érigerait autour de ce témoignage de la mémoire.
Baptisé dans ce long fleuve du cinéma-vérité,
le cinéma québécois allait rapidement se tourner
vers la fiction et délaisser progressivement ce premier chantre
de l'identité nationale. Du parler au sur-parler, d'un naturalisme
déroutant aux déconstructions à l'européenne,
il y a cependant un certain filon qui soit demeuré en pleine
lignée de cette origine: l'Office Nationale du Film. Contrainte
depuis plusieurs années à ne produire que films d'animation
(rappelons l'immense héritage que McLaren, Hébert et comparses
ont laissé) et ces mêmes documentaires qui firent jadis
son apogée, l'ONF demeure le plus souvent dans l'ombre du documentaire
américain et du format plus précipité et énergique
qu'offre la télévision. C'est au nom de cet organisme,
restreint à évoluer dans un contexte où ses concitoyens
fréquentent à peine les salles du cinéma québécois
(et qui plus est celles présentant du documentaire) que Rodrigue
Jean a conçu Hommes à louer, une oeuvre magistrale,
en marge et empreinte d'une poésie du dire et de la parole qui
reste encore à décortiquer depuis que cet Alexis Tremblay
débita ses quelques phrases de joual en 1962...
Si l'on décide de remonter de la sorte jusqu'au film des films
d'ici, c'est pour ainsi dire parce que le dernier documentaire de Jean
demeure en lignée directe avec la vision anthropologique du cinéma
telle que la concevait Perrault lors de son passage à l'Îles-aux-Couldres
et que sa conception à la fois hautement traditionnelle et moderne
exigera pour nous ici un va et vient entre ce passé de cinéma
québécois et cet avenir cinématographique que l'on
se plaît si souvent à fustiger. Question de mémoire,
Rodrigue Jean passe ici à la recherche d'une certaine réminiscence
urbaine cachée sous de nombreuses cicatrices. Alors que le long-métrage
de plus de 2 heures 20 minutes (qui n'a malheureusement pas été
transféré en 35mm: scandale et pitrerie de la part de
l'institution nous faut-il croire) raconte la condition de vie des travailleurs
du sexe de Montréal, Rodrigue Jean trace les bornes d'un système
en chute libre, car dévidé de référents
sain[t]s. Si longtemps nous avons cru bon de parler du cinéma
québécois comme d'un cinéma orphelin (lire l'éclairant
ouvrage de Weinmann à ce sujet: L'imaginaire du cinéma
québécois), c'est pourtant aujourd'hui qu'il apparaît
clair que le drame à l'échelle de l'homme dans notre cinéma
gagne son plus grand affect lorsqu'il regroupe une certaine collectivité,
un certain microcosme (ici les travailleurs du sexe) qui passe aussitôt
comme référant à notre îlot francophone d'Amérique
du Nord. Pendant que chaque témoignage s'enclenchera par le même
mécanisme de prise de son démontrée et de caméra
dissimulée, la création de chaque plan naît d'abord
de l'image et ensuite du son; la naissance d'une voix, des voix pour
une minorité à laquelle Jean réussit à la
fois à rejoindre ses préoccupations d'auteur (acadien)
tout en plongeant à pieds joints dans une tradition du cinéma
de la parole.
Cohérent et amenant indubitablement au débat, les Hommes
à louer de Jean blessent par la force de leur parlé
et l'honnêteté qui envahit rapidement le confessionnal
mis en place par le cinéaste où chaque intervenant est
amené à venir livrer ses récentes activités
dans un local du sud de l'île, et ce, une fois par mois tout au
long d'une année. Processus de monstration (et non démonstration)
choc, Jean révèle un cercle vicieux où les événements
abordés par les discussions se répondent et font équation.
Tel individu est travailleur du sexe, il a été entraîné
à voler des voitures à l'âge de 11 ans par son père,
il a fait maint foyers d'accueils, tandis qu'un autre tourna dans un
premier porno à 16 ans pour s'ériger contre ses parents
puritains, etc. Aucun « parce que », aucune prétention
de comprendre ou d'instaurer une causalité où les forces
misérabilistes s'arracherait le triste destin de ces hommes à
louer. Autrement, Jean entame un dialogue où la voix du cinéaste
se fait entendre tout au long de l'oeuvre. Parcimonieux, généreux
du temps d'écran, Jean offre aux jeunes hommes l'occasion de
livrer au monde le témoignage d'une certaine condition humaine
tout en fournissant au passage matière à débat.
Exécuté dans cette certaine scolastique (à laquelle
l'on pourrait reprocher le style univoque), l'acquisition de connaissances
effectuée par le cinéaste lors de ces 12 suivis effectués
sur 12 mois font somme dans une horreur continuellement réitérée
au fil des conversations (jusqu'au « je me prépare pour
un long voyage, un criss de long voyage » lancé
par un des hommes). Rarement relâchée, la tension continuelle
suppose une enclave dans lequel nous nous retrouvons prisonnier à
regarder ces « saynètes tragiques ». La faute au
« système » comme à celle des travailleurs
sociaux, de la police et du système juridique, on ne cherche
plus à solutionner la condition des intervenants, mais simplement
à écouter ce qu'ils ont à dire. On y fait état
d'une survivance grâce aux clients et sugar daddys qui
sont d'un écho certain à ceux de Yellowknife
(où la chanteuse prise aux pieds de son gérant entamait
la chanson Sugar Daddy). Cette dépendance envers autrui
que Jean a filmé systématiquement, elle se retrouve d'ailleurs
dans sa démarche plus simplement (et efficacement), car c'est
en parlant de ses problèmes qu'ils apparaissent moins pires dit-on.
Qu'on lui reproche d'être pessimiste, le cinéma de Jean
n'est pourtant pas dénué de sensibilité et c'est
cette qualité bien précieuse qui le fait s'échapper
du misérabilisme dans lequel autant ont tombé au fil des
ans. L'amour des visages filmés, cette passion envers des corps
meurtris sauve à la fois le témoignage et procure un dynamisme
à des entrevues (mise à part une d'entre elle conduite
chez l'acteur porno en question) toutes filmées dans le même
espace. Ce dernier qui, peu à peu, s'élargit et laisse
entrevoir qu'ils sont plusieurs à s'y croiser, que l'on a affaire
à un quartier général du témoignage (ou
littéralement: un confessionnal) dont la caméra sort peu
souvent si ce n'est que pour pencher son regard sur des sols asphaltés
balayés par la pluie où une trame sonore mélancolique
vient appuyer la dernière thèse de Jean. Le regard pensif
scrutant un ciel océan, l'homme à louer observe des feux
d'artifices lancés depuis l'Île Sainte-Hélène
perçant l'obscurité par une clarté et une violence
inouïe. D'une démarche de capter la posture romantique de
l'homme face à la nature urbaine à laquelle il se confronte
et avec laquelle il doit composer chaque jour, cette dernière
séquence confirme l'atroce poésie dont Jean tente d'évoquer
les principales rimes. Rendue «regardable» par l'implication
cavalière d'un documentariste devenu héros des démunis
et héraut d'un public aux yeux voilés (qui regarde toujours
les « beaux » feux d'artifices), Hommes à louer
est en quelque sorte la chanson retrouvée de Lost Song
où l'amour pour ces visages dont on détourne habituellement
le regard nous revient en affirmant, au bout de son périple,
qu'elle s'est trouvée une identité, qu'elle est consciente
de sa condition et d'autant plus consciente de notre condition généralement
bien nantie dans l'indifférence. Plongé au coeur des ténèbres,
c'est la plus belle démarche du documentariste que de se sacrifier,
de servir de tampon entre l'horreur de notre quotidien et l'humanité
issue de son geste même.
Version française : -
Scénario :
Rodrigue Jean
Distribution : -
Durée :
143 minutes
Origine :
Québec
Publiée le :
26 Septembre 2009