THE HOLY MOUNTAIN (1973)
Alejandro Jodorowsky
Par Alexandre Fontaine Rousseau
Première partie du dossier L'Hallucination
cinématographique
Brillant charlatan, Alejandro Jodorowsky échappe en tant que
réalisateur à toute classification traditionnelle. Son
cinéma semble à la limite exister en périphérie
du septième art, plus proche des sciences occultes et du mysticisme
que d'un médium qu'il utilise exclusivement pour parvenir à
ses propres fins. À la fois film et rituel initiatique, The
Holy Mountain aspire à la mise à mort des images
qu'il met au monde; le cinéma s'y révèle tout bonnement
un autre obstacle sur le chemin menant à la réalité,
valeur suprême que le cinéaste établit comme objectif
final de la quête spirituelle qu'il met en scène. Se donnant
à l'écran même le rôle de guide, le gourou
Jodorowsky termine son oeuvre en révélant la nature fabriquée
de tout ce qui a précédé. « If we have
not obtained immortality, at least we have obtained reality. We began
in a fairytale and we came to life. But is this life reality? No. It
is a film. » Ce sur quoi il ordonne à la caméra
de révéler le dispositif permettant la création
de sa supercherie. «We are images, dreams, photographs.»
Tout le film sert en quelque sorte de préparation à cette
prise de conscience, à cette ultime destruction de l'hallucination
cinématographique primaire: l'illusion de réalité,
fondement même du cinéma classique. Le cinéma, clame
Jodorowsky, n'est qu'un stade transitoire vers un état d'illumination
dont la concrétisation n'est possible que dans le monde réel
- concept dont le contraire s'avère la toile d'images du cinéma.
Le spectateur n'est par définition qu'un spectateur, un récepteur
passif qui n'a aucune prise sur l'univers se déployant devant
lui.
Comme tout magicien, Jodorowsky est bien entendu un tricheur. Maître
du jeu, il a monté sa démonstration de manière
à ce que sa vérité y soit la seule vérité
possible; et si The Holy Mountain peut affirmer que toute image
cinématographique est une illusion, c'est que le réalisateur
a soigneusement expulsé tout réel de sa création.
La raison pour laquelle Jodorowsky critique de façon si véhémente
le cinéma, c'est qu'il n'en perçoit pas la dimension spirituelle
qu'Edgar Morin définissait en tant que «perception archaïque»
où « tout objet comme tout événement réel
ouvre une fenêtre sur l'irréel; l'irréel a pignon
sur le réel. Quotidien et fantastique sont la même chose
à double visage » (Le cinéma ou l'homme imaginaire,
p. 159). The Holy Mountain illustre des rituels mystiques et
des croyances spirituelles, mais jamais il n'admet que ses images sont
autre chose qu'une surface fantastique élaborée. L'expérience
qu'il propose, en ce sens, est d'abord esthétique. Jodorowsky
se contente de construire un univers artificiel qu'il pourra par la
suite brûler à sa guise pour servir son propos. Il interdit
à l'image photographique sa valeur philosophique; ou peut-être
en rejette-t-il consciemment cette « objectivité »
que lui attribuait pour sa part André Bazin. Chose certaine,
dans l'univers clos du film l'affirmation finale du shaman-cinéaste
est parfaitement cohérente: le cinéma est un trompe-l'oeil,
un paradis artificiel mettant en péril l'ascension vers une forme
de conscience supérieure. Et The Holy Mountain est le
dernier film, celui par lequel le spectateur se libère définitivement
de sa position d'esclave. Une fois la salle obscure quittée,
il ne faut plus y revenir.
Malgré cette négation en règle du cinéma
mise de l'avant sur le plan idéologique, Jodorowsky propose paradoxalement
son oeuvre la plus aboutie et dynamique d'un point de vue strictement
formel avec ce troisième long-métrage au style exubérant.
Visuellement sidérant, le film repousse les limites esthétiques
de cette surenchère symboliste qui définissait déjà
l'outrancier El Topo de 1970. Chaque plan est un tableau, aux
couleurs vives et aux formes insolites, qui allie l'éclatement
furieux de la culture psychédélique à une complexe
imagerie mystico-religieuse dont Jodorowsky fait l'étalage avec
un malin plaisir. On pouvait parler de surréalisme au sujet du
Fando y Lis de 1968, film plus libre et chaotique où
la nature imprévisible du réel semblait encore avoir son
mot à dire dans l'image finale. Mais The Holy Mountain,
s'il porte les marques externes du surréalisme, est le fruit
d'un processus créatif beaucoup trop contrôlé pour
réellement s'apparenter à cet « automatisme psychique
pur » auquel aspirait André Breton. Encore une fois, Jodorowsky
semble avoir volontairement nié la vie propre de ses images pour
valider cette idée que la vie se trouve ailleurs qu'en elles.
Un stratagème somme toute ingénieux, dans la mesure où
il donne au film l'aspect d'une prison mentale de laquelle le spectateur
ne « s'échappe » qu'avec la venue du générique
qui lui permet de quitter l'état second provoqué par l'expérience
cinématographique.
Mise en scène d'une ascension spirituelle, The Holy Mountain
nous place d'emblée dans un monde d'apparences et de fausses
idoles dont il caricature brillamment les traits. La double autorité
de la politique et de la religion y forme les bases d'une dégénérescence
physique et psychique plaçant l'homme dans un état désincarné
de servitude. Cette critique n'est évidemment pas strictement
cinématographique, mais Jodorowsky reproche implicitement au
cinéma ce qu'il reproche ouvertement au monde somnambule qui
précède la vie illuminée auquel son film tente
d'initier le spectateur. Ses enseignements (car Jodorowsky, explicitement,
se désigne comme « maître ») présentent
à cet égard des affinités notables avec la philosophie
nietzschéenne, qui dans les mots de Deleuze « décrit
les États modernes comme des fourmilières, où les
chefs et les puissants l'emportent par leur bassesse, par la contagion
de cette bassesse et de cette bouffonnerie. » (Nietzsche, p. 27)
Le rêve totalitaire auquel échappe l'initié en accédant
au réel est une perversion du potentiel de l'homme, une farce
grossièrement imposée comme vérité où
le culte de la violence et des apparences prend le dessus sur une véritable
existence philosophique et spirituelle; et l'art décadent des
bourgeois, produit industriellement, participe comme la propagande déguisée
en divertissement à l'établissement d'une dictature de
la médiocrité où les humains finissent littéralement
par habiter un cercueil de leur vivant.
Les images que propose Jodorowsky sont indéniablement puissantes,
à la fois cinglantes et inventives en plus d'être fréquemment
teintées d'un humour noir assez décapant. Mais elles ne
sont, dans les mots de leur créateur, que des images. Sur ce
point, force est d'admettre que le discours du cinéaste est fondamentalement
contradictoire. D'une part, il affirme que le cinéma par sa nature
même de projection (aussi « réaliste » soit-elle)
est inapte à altérer le réel - qu'il ne peut occuper
que la fonction perverse de substitut trompeur au réel. Mais,
d'autre part, il démontre que le cinéma en s'abandonnant
à sa propre facticité (et en assumant par le fait même
sa condition d'hallucination) peut servir de catharsis voire de guise
spirituel; et, en se donnant se rôle à l'écran,
le cinéaste semble lui-même l'admettre dans une certaine
mesure. En ce sens, la leçon de The Holy Mountain serait
plutôt que la prise de conscience que permet le cinéma
(spirituelle, politique ou autre) est inutile si elle ne se matérialise
jamais par des actions concrètes. Et, qu'on adhère ou
non à toute la mythologie Nouvel Âge peu modeste accompagnant
cette affirmation, il est bien difficile de ne pas donner raison à
Jodorowsky sur ce point précis de sa doctrine ambitieuse qui
semble vouloir toucher à chaque dimension de l'expérience
humaine.
Version française :
Scénario :
Alejandro Jodorowsky
Distribution :
Alejandro Jodorowsky, Horácio Salinas, Zamira
Saunders, Juan Ferrara
Durée :
114 minutes
Origine :
Mexique, États-Unis
Publiée le :
7 Septembre 2009