HAZARD (2005)
Sion Sono
Par Mathieu Li-Goyette
Dans le créneau des discours théoriques et critiques portant
sur la société japonaise, son cinéma, l'intermédialité
qui compose sa représentation, son imaginaire collectif, le concept
d' « étrangeté », d' « orientalisme
» (en rejoignant la prophétie de soumission culturelle
lancée par Edward Said), les hypothèses lancées
à tout vent s'avèrent d'une extrême redondance.
C'est-à-dire que l'ambiguïté présentée
par un film de la trempe de Hazard complexifie un regard souvent
unilatéral de l'Occident vers l'Orient. Présentant le
récit d'un évadé du Japon allant se réfugier
à New York pour y refaire sa jeune vie d'adulte confronté
aux obligations de sa nation japonaise, Sion Sono brouille les cartes
et oblige le discours critique fait au cinéma japonais à
revenir sur ses allégations antérieures. La provocation
du cinéaste m'amène tout d'abord à proposer ceci:
aborder le cinéma japonais comme un cinéma de la «
différence » revient plus du domaine de l'évidence
que du domaine de la critique alors qu'à l'opposé, l'inclure
dans une grande visée humaniste revient à banaliser les
cicatrices de la seule nation en mesure de témoigner du cataclysme
militaire le plus insensé de l'Histoire de l'homme. Ceci étant
dit, le cinéma japonais propose un cas sans cesse renouvelable
(à chaque époque de sa longue et fructueuse histoire)
et un objet fascinant reflétant au plus souvent systématiquement
les pensées de créateurs iconoclastes et idolâtrés
d'une longue tradition cachée. Premièrement parce que
la profession d'artiste au Japon n'est pas celle très «
glamour » que l'on aimerait croire, deuxièmement parce
que, par tradition, le travail d'un cinéaste doit s'articuler
autour du travail d'un mentor ou d'un idéal clairement défini
dans l'esprit de ce dernier. Donc, le cas de sa cinématographie
donne une matière malléable, voire pré-structurée
pour le spectateur et sa curiosité tout en permettant enfin aux
discours de l'auteurship japonais de facilement faire de ses préoccupations
et de son sous-texte un point de vente particulièrement compris
et populaire.
Passons cette longue prémisse, elle ne sera utile que pour comprendre
l'importance d'un homme. Cet homme, Sion Sono, fait parti d'une catégorie
peu commune d'artiste japonais. Difficilement cernable, pourtant clairement
motivé par l'expiation d'un certain pêché japonais
qu'il peine à retrouver (et dont la quête du pêché
originel de son Love Exposure atteste de quelques hypothèses
essentielles), Sono représente l'un des plus beaux exemples du
cinéma libre japonais. À l'opposé de l'exemple
bien plus sage de Naomi Kawase qui se sera servi de cette liberté
pour prendre le temps de réfléchir (comme on l'avait rarement
fait depuis la disparition des « grands auteurs »), Sono
présente un cinéma à l'affut des difficiles plaies
japonaises et se place en accord avec une imagerie bien concrète
que nous nous faisons de l'image de son pays. Jugeant le stéréotype
sous-estimé, Sono est un mythologue par excellence des modes
vestimentaires, de l'art underground et punk, du cosplay (« costume
players »: fanatiques prenant les atours de personnages de manga
et de jeux vidéos) et du vice prématuré qui rend
service à la fois par le cinéma et la poésie -
une voie qu'il pratique depuis l'enfance - à une représentation
flouée par le temps et les présupposés. C'est ainsi
qu'en basant la très simple préface de Hazard
sur l'histoire d'un japonais issu d'une société morne,
Sono attaquera le mythe américain par ses propres armes en démystifiant
un occidentalisme auquel nous sommes doublement confrontés parce
qu'il nous révèle, par opposition, à notre orientalisme.
Ensuite, parce qu'il nous accuse de colonisation interposée,
de mondialisation prématurée. Le New York de Sion Sono
est celui né dans le sang et la honte. Celui où le chauffeur
de taxi Travis Bickle de Scorsese aura versé son sang pour permettre,
un quart de siècle plus tard, qu'un japonais égaré
vienne y accomplir le même sacrifice et la même rédemption.
Ce Shin fraichement émigré est à la recherche de
la fuite - pendant qu'il rêve à des pistes de décollage
- et à la recherche d'une identité qu'il n'a pas trouvée
au Japon (peut-être parce qu'il n'a n'a jamais été
réellement Japonais?). À la recherche d'une âme
sans laquelle sa coquille mouvante ne peut se justifier, le jeune adulte
(interprété avec brio par la vedette japonaise Jô
Odagiri) revêt à son arrivée un chandail ringard
portant la mention « Hazard » et c'est par celui-ci
qu'il sera vite amené à confronter les bandits de la rue
new-yorkaise qui agresseront de force. Son caractère innocent
de touriste le porte alors à se tourner vers deux criminels Japonais
établis qui lui fourniront la force de comprendre le «
langage » américain. Slang new-yorkais, code du gangstérisme,
drogues, vêtements, Lee et Takeda sont les guides-voyages de Shin
à travers le traitre univers du crime. À bord de leur
voiture de crème glacée, menés par le hasard éclectique
qui régit New York, portés dans un huis-clos mobile aux
allures du taxi infernal de Scorsese, le trio vend ses stupéfiants
au plus offrant tout en s'offrant comme amis la pire racaille asiatique
de la ville et les femmes alléchantes qui se prêtent au
jeu. En étant chambardées dans une histoire où
la loi du plus fort renverse les rôles en dévoilant la
sensibilité des jeunes bandits (tous aussi fragiles que Shin
l'était) les femmes fatales mènent la prétention
de leurs geôliers jusqu'au bord du gouffre. Seul Shin, insensible
à la cause féminine parce que sans cesse perdu dans un
rêve de jeunesse et d'idéal survit aux pièges que
l'Amérique leur aura tendus. Personnifiée, le continent
mythique qui a anéanti la fierté japonais en 1945 pour
la lui redonner de force au fil de l'occupation et d'une nouvelle émancipation
américanisée de la jeunesse nipponne (celle dans laquelle
Sono a grandit) reçoit la monnaie de sa pièce - littéralement
grâce à une métaphore filée un peu forcée
au long des derniers actes - alors que l'étranger est sacrifié
pour permettre à l'Amérique d'apprendre de ses torts;
une utopie abordée par le film dans une poésie mélancolique
de l'autodestruction.
Constamment filmés en plan séquence et capturés
sur une pellicule granuleuse voire sablonneuse, les trois camarades
sont immortalisés dans un compte rendu près du journal
intime et raconté par l'esprit à la voix d'enfant de Shin.
Figés dans le temps et portés par un montage particulièrement
évocateur de la liberté recherchée par Shin, Sono
et leur troupe, Hazard est le film-témoin d'une certaine
génération qui, spirituellement parlant, aura dû
voyager en Amérique pour y retrouver un héritage culturel
qui, vu du Japon et de l'intérieur de ses frontières,
ne pouvait concorder qu'avec l'apport étranger et la collision
culturelle d'après-guerre. Devenu gangster, devenu américain,
Shin parle enfin bien l'anglais à la fin du récit. Il
porte une arme, tue de sang froid un policier corrompu (question de
faire un peu de ménage avant son départ) et les premiers
voyous qui l'avaient attaqué au début de son long pèlerinage.
Finalement un road trip vers l'explication d'une condition
humaine vidée de ses aïeux, le coup de dés de Sono
est d'avoir tenté de replier sur lui-même un discours populaire
et colonialiste soudainement problématique, honteux. Malgré
quelques accrochages esthétiques dans cette démarche frénétique
(dont une suite de péripéties aléatoires qui peinent
parfois à s'imbriquer au propos du réalisateur), les cris
de ces néo-Japonais dont Hazard se porte en tant que
manifeste en terre américaine fournit un écho d'autant
plus percutant qu'il apporte une actualisation des thèmes dont
Jarmush faisait état dans son Down by Law: un précurseur
logique à 20 ans de distance où le Nouveau Monde broie
ses invités. Au fur et à mesure que l'on remonte le courant
du cinéma japonais et des cicatrices que l'Occident lui aura
infligé, il est possible que c'est de plus en plus à travers
sa contre-attaque et non sa soumission que nous apprendrons à
contenir la vulgarité de nos plus diverses (ré)interprétations.
Du moins, nous aurons été avertis.
Version française : -
Scénario :
Sion Sono
Distribution :
Jô Odagiri, Jai West, Motoki Fukami, Hiroyuki
Ikeuchi
Durée :
103 minutes
Origine :
Japon
Publiée le :
10 Septembre 2009