HAPPY-GO-LUCKY (2008)
Mike Leigh
Par Louis Filiatrault
En 1993, Mike Leigh présentait Naked. Méritant
pleinement sa récompense cannoise, David Thewlis y incarnait
l'une des figures les plus sombres et complexes du cinéma contemporain,
embarquée dans une odyssée urbaine colorée par
la saleté, l'ennui et le rire amer. Il s'agit de l'un des meilleurs
films des années 90, entretenant aujourd'hui encore les passions
par la fureur de son désespoir existentiel.
En 2008, le réalisateur britannique présentait Happy-Go-Lucky
après quatre ans d'absence sur les écrans. Récompensée
notamment à Berlin et aux Golden Globes (mais ignorée
aux Oscars à la surprise de plus d'un), Sally Hawkins y interprète
l'un des personnages les plus aimables et positifs de mémoire
récente, vivant au jour le jour les petites joies et les petites
peines qui sont le lot de bien des gens sur cette terre. Il s'agit de
l'un des meilleurs films de l'année, qui risque cependant de
ne pas passer à l'histoire de la même façon (l'heure
n'étant plus à la « consécration »
de Mike Leigh, et le film remuant des sentiments autrement plus subtils).
Comment un cinéaste peut-il réaliser deux oeuvres qui
semblent aussi opposées en termes de ce qu'ils racontent, et
qui pourtant ne paraissent pas se contredire le moins du monde au moment
de leur visionnement? Peut-être parce que pour Leigh, un monde
aussi éclaté que la Grande-Bretagne de classe moyenne
(des HLM londoniens aux ruelles de Manchester, de notre époque
relativement permissive aux années 50 plus strictes de Vera
Drake) est une chose à la fois multiple et remarquablement
unie, trouvant sa parenté dans l'esprit et la façon de
manier le langage, de faire face aux problèmes. Il ne s'agit
pas pour lui de « documenter » sa nation, mais simplement
d'ouvrir des fenêtres qui la dévoilent en partie et suggèrent
tout naturellement ce qui se passe chez les voisins. Cette manière
d'aborder la création cinématographique, Happy-Go-Lucky
la met en pratique avec un bonheur époustouflant, ainsi qu'avec
une simplicité de moyens qui pourrait faire passer, aux yeux
des spectateurs moins fanatiques, sa réussite artistique pour
quelque chose de bien moindre.
« Are you happy... in your life? », demande l'héroïne
Poppy à son nouvel amant dans la dernière partie du film.
La question, posée innocemment avec un soleil dans la voix, appelle
cependant une réflexion véritable sur la notion de bonheur,
que le film illustre sous une multitude de formes. Comment, en effet,
composer avec les ennuis divers (qu'il s'agisse d'un vélo volé,
d'un mal de dos...) sans finir par perdre la tête? Comment s'assurer
que notre bonheur personnel n'entrave pas celui de l'ami ou de l'étranger
qui n'a peut-être pas l'humeur à la fantaisie? Comment,
finalement, se nourrir du bonheur d'autrui pour l'intégrer au
sien? Le génie du scénario de Mike Leigh, élaboré
comme toujours à partir des improvisations de ses acteurs, est
de ne pas imposer de réponses claires et de s'en tenir au cas
de Poppy, dressée moins en modèle absolu qu'en simple
exemple rafraîchissant.
Happy-Go-Lucky ne « raconte » pas, ou du moins
n'organise pas sa trame en un tissu serré accomplissant ce qu'on
appelle communément l'« efficacité » ou la
« logique ». Il relate, montre et enchaîne patiemment
les épisodes qui, par accumulation et récurrences, enrichissent
le portrait jusqu'à lui rendre une cohérence interne proprement
intouchable, au point où tout retrait (par exemple celui de la
visite chez la soeur enceinte et mariée, que d'aucuns pourraient
juger superflue) s'apparenterait à l'amputation d'un organisme
vivant. Continuellement présenté comme une «comédie»,
le film ne propose pas pour autant un humour « de situation »,
et ne laisse jamais sentir un effort quelconque de faire rire à
tout prix ; l'humour y surgit naturellement et sans crier gare, d'un
regard ou d'un clin d'oeil, d'une manière de bouger ou de parler
(voir la première leçon de flamenco...), et bien sûr
des inépuisables réparties spirituelles que s'échangent
les personnages majoritairement féminins. Le plaisir intense
de son visionnement consiste à découvrir de quelle surprenante
manière le ton général sera prolongé ou
renouvelé dans la prochaine séquence ; aussi le parcours
émotionnel du film nous fait-il passer de la curiosité
à l'amusement, puis à l'implication affective, à
la fascination pure devant l'énergie déployée,
et culmine finalement dans un sommet dramatique entraînant une
méditation prenante sur l'ensemble du contenu.
Le travail du cinéaste-scénariste, ainsi, revient à
sculpter des scènes qui seront à la fois banales et révélatrices,
dans une forme qui sera communicative sans pour autant attirer l'attention
sur elle-même. La façon dont Mike Leigh ouvre son film
(par des travellings au rythme des déplacements de Poppy,
des cadrages aérés, jamais trop géométriques...)
est déjà parfaitement représentative de cet objectif,
tout comme la figure la plus reconnaissable de son style depuis Secrets
and Lies (le plan frontal réunissant deux ou plusieurs personnages,
trouvant ici plusieurs belles applications). Ce sera tantôt un
montage « documentaire », tantôt une caméra
plus souple et toujours un maximum de lumière naturelle, qui
accompagneront des scènes qui demeurent avant tout des moments
dans la vie de personnages attachants, partagés entre les lieux
de travail, de loisir, de transit ou de nécessité.
Nous avons mentionné la fraîcheur de l'humour de Happy-Go-Lucky,
mais pas encore la tension subtile et continuelle ayant cours entre
ses nombreux interprètes, apportant à chaque scène
(sauf peut-être à celles du pub, plus relâchées)
une dynamique imprévisible et électrisante. À ce
titre, l'une des plus belles scènes du film est aussi l'une de
ses plus étranges: celle où Poppy, sans raison particulière
outre son instinct aventurier, sort des sentiers battus et se retrouve
seule face au mystère inscrutable d'un vagabond à l'esprit
instable. Il s'agit de l'un des moments les plus mémorables du
cinéma de Mike Leigh, et d'un modèle absolu en ce qui
a trait à la suggestion d'un abyme d'angoisse dans un passage
quasi-abstrait. Les nombreuses rencontres avec l'instructeur automobile,
qui structurent en quelque sorte la temporalité du film, génèrent
également une tension épisodique croissante, apportent
au film sa résolution, et donnent au méconnu Eddie Marsan
l'occasion de composer un personnage frustré, pathétique
et tristement inoubliable. Et c'est encore sans parler de la finesse
avec laquelle est abordé le cas d'un jeune élève
traversant une période difficile, ni de la spontanéité
qui accompagne l'élément romantique léger du récit.
En somme, par une incroyable variété de situations auxquelles
est appliquée un souci dramatique uniforme, Happy-Go-Lucky
nous absorbe dans son développement, et apparaît au final
harmonieux et vivifiant.
Aucune louange écrite ne pourrait faire justice à la contribution
de Sally Hawkins au succès de Happy-Go-Lucky. Ayant
interprété un personnage quelque peu dévergondé
mais autrement plus naïf dans l'excellent All or Nothing,
l'actrice revient chez Mike Leigh dans le rôle d'une femme plus
si jeune qui n'apparaît ni agaçante, ni juvénile,
mais simplement aimante et glorieusement heureuse d'être en vie,
en compagnie de gens maladroitement merveilleux. Infiniment captivante,
sa prestation trouve un ressort également admirable en celles
des interprètes périphériques, qui semblent chacun
parfaitement comprendre leur place dans le récit et l'univers
du film. Conscient, comme toujours, du magnétisme intrinsèque
de ses comédiens, Mike Leigh s'efface derrière un filmage
apparemment simple, mais en réalité gracieux et concerté,
captant chaque détail de leur jeu avec éloquence. Monté
en douceur, agrémenté de quelques airs guillerets, Happy-Go-Lucky
ne se démarque donc aucunement par une plastique fulgurante,
mais compense plus que largement cette « lacune » par une
justesse d'observation toujours plus poussée, et par un sens
de l'humour et du drame échappant à toute catégorisation
mais engageant l'âme dans sa totalité. Leçon de
civisme ordinaire déguisée en collage disparate, ce nouveau
film d'un vieux maître ne fait peut-être pas beaucoup de
bruit sur son passage, mais réitère une leçon de
mise en scène transcendante et généreuse, et son
condensé de drôlerie chaotique et d'émotion tendre
saura rejoindre les curieux en tous genres.
Version française : -
Scénario :
Mike Leigh
Distribution :
Sally Hawkins, Elliot Cowan, Alexis Zegerman, Andrea
Riseborough
Durée :
118 minutes
Origine :
Royaume-Uni
Publiée le :
13 Mars 2009