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GRAN TORINO (2008)
Clint Eastwood

Par Jean-François Vandeuren

La trame dramatique et les thèmes abordés par Gran Torino peuvent sembler extrêmement faciles à cerner au premier abord. Le film de Clint Eastwood nous amène, après tout, à la rencontre d’un autre de ces vieux conservateurs renfrognés s’identifiant encore aux valeurs traditionnelles de l’Amérique dont les réflexions souvent racistes s’affaisseront peu à peu à mesure que ce dernier apprendra à découvrir la richesse spirituelle et la bienséance des individus qui l’entourent. Mais bien qu’il traite effectivement d’un certain choc culturel au coeur d’un univers cinématographique on ne peut plus dur et irrationnel, Gran Torino s’illustre néanmoins comme une oeuvre beaucoup plus dense et nuancée que la plupart de ses prédécesseurs. Le présent effort nous propose ainsi une visite dans l’arrière-cour d’un pays dont le visage aura passablement changé en soixante ans. La femme de Walt Kowalski (Eastwood) vient alors tout juste de mourir. Le vétéran de la guerre de Corée vit désormais seul dans un quartier de Détroit majoritairement habité par des membres du peuple hmong. L’existence de cet individu rangé ayant conservé un goût prononcé pour la Pabst Blue Ribbon changera toutefois du tout au tout lorsque son jeune voisin Thao (Bee Vang) tentera de lui voler sa Ford Gran Torino 1972 suite aux pressions d’un cousin et de son gang. Lors d’une violente altercation entre Thao et le groupe de malfrats en question, Walt interviendra pour chasser ceux-ci de sa pelouse - et du quartier par la même occasion. Pour se faire pardonner son geste irréfléchi, Thao commencera ensuite à travailler pour Walt. Il naîtra alors une profonde amitié entre les deux individus qui, d’un côté, redonnera progressivement confiance à Walt en cette nouvelle génération, et de l’autre, fournira au jeune homme un modèle, lui qui aura grandi sans figure paternel dans un milieu où ses chances de survie étaient déjà assez minces en soi.

La vision partagée par le film de Clint Eastwood demeure évidemment celle d’un individu voyant son heure approcher à grands pas au coeur d’une réalité dans laquelle il semble avoir perdu tout ancrage, si ce n’est que ces quelques bastions d’une époque révolue que représentent le salon de barbier, la taverne et le garage. Tandis que ses deux progénitures - avec lesquelles il n’aura tissé que très peu de liens - aimeraient bien clore son dossier en l’enfermant dans une maison de retraite, Walt sera de plus en plus préoccupé par cette idée voulant qu’il ne laissera en bout de ligne qu’une trace assez infime dans un univers ayant subi d’aussi importantes transformations. Mais ce qui ressemblera au départ à une simple quête de rédemption prendra progressivement la forme d’un profond désir de léguer un héritage idéologique dans un milieu où la vie et la mort se côtoient constamment. Une image qui sera d’ailleurs parfaitement illustrée par une suite de plans opposant l’arrivée de visiteurs venus célébrer la naissance d’un enfant dans la famille de Thao à la sortie d’individus quittant la demeure de Walt suite à l’enterrement de sa femme. La religion entrera à ce moment en ligne de compte alors qu’un jeune prêtre cherchera tant bien que mal à obtenir une confession de l’ancien soldat à la demande de sa défunte épouse. Mais tout comme la question du racisme et de la violence en milieu urbain, celle du rituel religieux servira d'abord de simple rouage à un discours beaucoup plus ambitieux sur l’état de la nation américaine. L’une des grandes forces du scénario de Nick Schenk sera d’ailleurs d’assimiler certaines des thématiques les plus puissantes du cinéma hollywoodien tout en réussissant à les contourner pour en faire ressortir une valeur symbolique beaucoup moins réductrice, et surtout beaucoup plus actuelle.

Pour sa part, la facture visuelle d’Eastwood n’aurait pu être plus à l’image de son personnage principal et de son univers. La forme du présent effort se révèle ainsi des plus classiques de par la sobriété de son montage et ses mouvements de caméra tout ce qu’il y a de plus discrets. Mais la mise en scène édifiée par l’Américain n’en demeure pas moins apte à se conformer à toutes les situations proposées par le scénario de Nick Schenk, se révélant aussi alerte et efficace durant les hauts moments de tension que sensible et réfléchie lors de ceux flirtant davantage avec le drame et la «comédie». Nous nous retrouvons du coup au centre d’un affrontement intergénérationnel dans lequel la nouvelle garde états-unienne nous est présentée - souvent à juste titre - comme fainéante, égoïste et irrespectueuse. Mais si les valeurs défendues par l’exercice peuvent évidemment paraître bêtement conservatrices au premier abord, Gran Torino se veut surtout nostalgique d’une tradition de bâtisseurs qui n’est visiblement plus. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si le film d’Eastwood se déroule dans un quartier peu cossu de la capitale de l’automobile vu le brillant parallèle effectué par Schenk entre la situation de son protagoniste et l’état actuel de l’industrie (automobile) américaine. Une image qui sera parfaitement illustrée par l’opposition entre un homme ayant travaillé une bonne partie de sa vie sur une chaine de montage de la compagnie Ford et son fils qui aura gravi les échelons de la pyramide sociale en tant que représentant des ventes pour un constructeur japonais. Ainsi, au coeur d’un territoire dont l’économie repose de moins en moins sur la production locale, la Gran Torino de Walt deviendra le symbole d’un patrimoine ne demandant qu’à être récupéré. Ce ne sera donc pas sans raison si ce dernier finira par encourager fortement son jeune voisin à se dénicher un premier emploi sur un chantier de construction…

À travers cette relation donnant donnant entre Walt, Thao et sa soeur Sue (Ahney Her), le personnage de Clint Eastwood découvrira à sa grande stupéfaction qu’il a en soi beaucoup plus de points en commun avec les membres du peuple hmong qu’avec ceux de sa propre famille. Cette histoire permettra également à ses deux voisins d’acquérir une liberté et une fierté dans un milieu qui s’était toujours montré très hostile à leur égard. Mais ce renouveau ne s’effectuera toutefois pas sans incident alors que les principaux concernés seront vite confrontés à une série d’actes d’une indescriptible barbarie qui forceront évidemment Walt à réagir. Après une longue réflexion, l’ancien militaire effectuera un dernier ménage dans sa vie pour retrouver une paix intérieure qu’il avait perdue depuis beaucoup trop longtemps. La dernière marche de ce denier sera ainsi caractérisée par une forte connotation religieuse alors qu’il terminera celle-ci en position de croix, annonçant la fin des hostilités pour ses deux protégés dont les mains n’auront jamais été souillées par le sang. À 78 ans, le cinéaste américain n’a absolument rien perdu de sa fougue et porte ici un regard puissant et courageux sur cette nouvelle Amérique, mais aussi sur son propre héritage cinématographique. Le protagoniste mourant de Gran Torino se retrouvera du coup au coeur d’un conflit particulièrement complexe qui ne pourra être résolu par la force des armes. Et si l’effort n’aura pu échapper à une certaine controverse, son auteur sera néanmoins parvenu à surprendre son public en déjouant continuellement ses attentes tout en gardant toujours la tête froide plutôt que de répondre aux impulsions de ses personnages. Le duo signe en bout de ligne un film posé et d’une grande intelligence émotionnelle qui va au-delà des barrières des croyances ou des origines pour défendre une tradition non pas religieuse, familiale ou patriotique, mais tout simplement humaine.




Version française : Gran Torino
Scénario : Nick Schenk
Distribution : Clint Eastwood, Christopher Carley, Bee Vang, Ahney Her
Durée : 116 minutes
Origine : États-Unis

Publiée le : 21 Septembre 2009