LA GRAINE ET LE MULET (2007)
Abdellatif Kechiche
Par Nicolas Krief
Mais quel est ce film que toutes les critiques ont porté aux
nues, ce chouchou des Césars 2008? La Graine et le Mulet
touche et envoûte chaque spectateur qui ose entrer dans le monde
de son scénariste et metteur en scène: Abdellatif Kechiche.
Le réalisateur de L’Esquive (meilleur film aux
Césars 2005) est de retour plus en forme que jamais et pour son
troisième film, il frappe très fort. Si fort qu’on
a peine à croire que le metteur en scène tunisien n’en
est qu’aux premières années de sa carrière.
Slimane Beiji travaille au port de la ville de Sète depuis 35
ans. Après un licenciement injuste, il utilise sa prime de départ
pour ouvrir un restaurant de couscous sur un vieux bateau. Comme aucune
banque ne veut lui accorder de prêt, aidé de sa belle-fille
Rym, de ses enfants et de son ex-femme qui prépare le fameux
couscous, il organise une soirée-bénéfice pour
lancer son restaurant où sont invités maires, avocats
et banquiers. Une soirée qui, par la force du hasard, frôlera
la catastrophe, mais qui, par la force des liens, sera presque sauvée.
Pour certains, une introduction d’environ une heure et vingt minutes
sans aucune progression du récit pourrait être un peu irritante.
Les autres seront émerveillés par cette plongée
dans le quotidien des personnages, dans toute la chaleur qu’il
y a dans les petits faits et gestes de Slimane et sa famille. Il s’agit,
certes, d’une longue introduction. Longue mais fascinante, l’auteur
installant ses personnages dans un milieu bien défini: le quotidien
des Maghrébins vivant en France. Dans une scène de repas
familial particulièrement chaleureuse où parents, enfants
et amis partagent le fameux couscous au poisson (du mulet), Kechiche
filme toujours les visages de très près, collant son micro
aux bouches pour bien capter les petits bruits (signifiant que le couscous
est délicieux). Cette dynamique s’applique tout au long
du film ; Kechiche, en parfaite symbiose avec ses acteurs, montre les
corps de ses personnages avec une rare sensualité. Dans la seconde
partie, lors d'une scène de danse du ventre, il atteint le sommet
de cette concupiscence alors que la belle Hafsia Herzi exécute
un baladi hypnotisant qui sauve la soirée d’un désastre
imminent.
Kechiche le dit lui-même: il filme un « fantasme populaire
», un rêve où tout le monde aide pour aider. Il s'agit
aussi d'un genre d'« anti-self-made man » maghrébin
; Slimane, mis à part avoir une idée, n’accomplit
pas grand-chose tout seul. Le projet communautaire de la famille de
Slimane est un parfait exemple de la célébration des différences
en terre étrangère. C’est aussi la quête d’un
homme qui croyait être arrivé au bout de ce qu’il
pouvait accomplir, mais qui donne un dernier coup. Le dernier effort
qui laissera un bout de sa culture, ainsi qu’un héritage
à ses enfants. Le tout est traité avec un réalisme
prenant et ne tombe jamais dans le mélodrame facile. Les scènes
d’émotion sont présentées avec justesse et
sobriété pour nous laisser apprécier des performances
fabuleuses d’une distribution hors paire.
En somme, Abdellatif Kechiche fait rimer son amour pour la culture qui
l’a mise au monde avec sa passion pour le drame et la direction
d’acteurs afin de nous faire vivre l’expérience unique
qu’est cette immersion dans la diaspora maghrébine de France.
Car ses personnages ne sont évidemment pas des Nord-africains
; ils sont bel et bien français. Là est toute la beauté
de la chose, et c'est en effectuant cette nuance que Kechiche nous montre
que son cinéma est nécessaire. Certaines mauvaises langues
qualifient l’arrivée massive des arabes en France d’infestation;
Kechiche leur montre qu’il s’agit bel et bien d’une
bénédiction. Voilà donc un autre essentiel s'ajoutant
à la grande cuvée 2007.
Version française : -
Scénario :
Abdellatif Kechiche
Distribution :
Habib Boufares, Hafsia Herzi, Farida Benkhetache,
Alice Houri
Durée :
151 minutes
Origine :
France
Publiée le :
22 Août 2008