GOYA'S GHOSTS (2006)
Milos Forman
Par Mathieu Li-Goyette
Scénario signé de la main de Jean-Claude Carrière
et mis en scène sous le regard cynique de Forman, Goya’s
Ghosts ne sera pas l’œuvre attendue par tous de la part
du réalisateur d’Amadeus. Disparu de la scène
cinématographique depuis près de 8 ans, nous laissant
présager que l’on assisterait au chant du cygne de sa filmographie,
on s’étonne de voir avec quelle vigueur et quelle rébellion
le réalisateur retourne derrière sa caméra. Si
l’on s’abstient de commenter certaines lacunes auprès
de la concision du récit et du choix de certaines scènes,
il en restera néanmoins que malgré son âge avancé
(75 ans), Forman ne montre aucun signe de ralentissement apparent et
signe, avec ses Fantômes de Goya, probablement son meilleur
film depuis plus de 20 ans.
Débutant à la veille du retour de l’Inquisition
en Espagne, Goya’s Ghosts suit tout d’abord les
efforts de son personnage éponyme pour libérer Inés,
la fille d’un riche marchand et ami de Madrid, des griffes de
l’Église. Se confrontant rapidement à un autre de
ses clients, le frère Lorenzo, Goya se voit contraint de lâcher
prise et de se retirer rapidement du conflit qui enflammera la relation
entre le père d’Inés et l’Inquisition. Toujours
emprisonnée, elle sera ensuite agressée sexuellement par
Lorenzo juste avant la fuite de ce dernier. Quinze ans plus tard, Napoléon
1er envahit l’Espagne et abolit l’Inquisition et, de ce
fait, provoquera la libération d’Inés (Natalie Portman,
méconnaissable), qui après avoir passé 15 ans sous
des conditions de vie déplorables ne pourra qu’errer à
travers les rues de Madrid à la recherche de ses parents et finalement
de Goya.
Personnage typiquement formanien, ce Goya incarne l’artiste manipulé
à des fins plus prestigieuses (du moins selon certains) et n’est
pas sans nous rappeler la vision de Mozart offerte par Forman 20 ans
plus tôt. Décomposant plutôt ici ses thèmes
principaux dans un triptyque brillant divisé entre Lorenzo, Inés
et Goya, les instances du récit (les différentes époques)
se déclinent autour d’une métaphore clairement articulée
sur la guerre d’Irak actuelle. C’est dès la première
écoute que l’on prendra en compte l’importance du
saut entre ces époques historiques, non pas pour nous montrer
l’évolution du peintre (son travail étant malheureusement
relégué aux oubliettes après la première
partie), ni pour montrer les révolutions d’Espagne, mais
plutôt en nous mettant sous le nez l’ascension du frère
Lorenzo. Bref, les frivolités historique et biographique du film
ne seront finalement que prétextes à la démonstration
politique.
Incarnation du chef d’état par excellence, Lorenzo en a
toutes les caractéristiques récurrentes. Issu d’une
classe sociale élevée, il manigance auprès de ses
semblables durant la majeure partie de sa vie afin de monter rapidement
les échelons du pouvoir jusqu’à ce que le scandale
sorte et qu’il doive se retirer (après avoir violé
Inés). Rentrant dans le camp du plus fort à son arrivée
en France, la lecture de Voltaire et de Rousseau lui fournira les idées
révolutionnaires nécessaires pour retourner dans son pays
natal pour l’occasion de l’invasion française et
de distribuer la «vérité». Sans doute s’agit-il
du prolongement de l’actuel président américain
(le lien pourrait cependant s’étendre à ses prédécesseurs)
qui, on le sait maintenant, eut toujours la brillante idée de
se ranger du côté du plus puissant, du plus riche pour
ensuite revenir sur son champ de bataille, les élections. Schéma
relativement applicable à tout les chefs d’état
actuels, sa valeur s’en retrouve décuplée lorsque
l’on assiste au départ des troupes françaises de
l’Espagne dévastée. Pays en décrépitude
après l’intervention de bonne foi apportant le «seul»
régime politique viable, la démocratie, l’envahisseur
se fera déloger par plus fort que lui et par la population. Au
final, l’Espagne de Goya n’étant pas si différente
de l’Irak d’aujourd’hui, Forman pose ici un regard
de chirurgien sur les nuances qu’impliquent la conquête
d’un pays sous prétexte d’en changer le gouvernement.
Qu’au bout du compte, il ne peut y avoir qu’anarchie et
désolation.
L’autre tiers du film est lui occupé par l’autre
préoccupation de tel conflit, la population incarnée par
Inés. Anesthésiée par des années en prison
et traumatisée par le viol du père Lorenzo, elle perd
toute faculté mentale et croit quiconque lui donnera des ordres
tant que ceux-ci la rapprocheraient de l’enfant que lui aurait
donné l’ex-homme d’église. Figure de la populace
courant après son supplice de Tantale créée de
toute pièce par le gouvernement, Inés est l’incarnation
de la vulnérabilité psychologique et est finalement celle
qui connaîtra le destin le plus tragique, même après
le renversement de Lorenzo et de ses sbires. Impuissant devant ce déchaînement
de circonstances menant à la décadence de sa patrie, Goya
ne peut qu’assister au massacre en faisant comme tout artiste
fit lors des époques noires : créer. Après s’être
entiché d’une nouvelle flamme (fille d’Inés,
jouée aussi par Natalie Portman) qui représentera pour
lui le vestige d’une époque disparue, les ruines d’un
peuple combatif, il usera aussi des atrocités commises dans les
rues et l’annexion de son pays comme inspiration pour peindre
ses plus grandes œuvres. Homme lucide jusqu’au bout et transposition
de l’artiste engagé de toute époque, il ne peut
que contempler lors du plan final le peuple à la dérive
(Inés) s’attachant à un régime déchu
(Lorenzo); le tout entouré d’une joyeuse mais lugubre comptine
pour enfants rappelant l’éphémère et artificielle
joie entourant la révolution.
Vu d’ici, le tout pourrait facilement avoir des allures de chef-d’œuvre
et c’est avec grande déception que l’on s’aperçoit
du contraire. Parfait dans sa substance, c’est le véhicule
qui nous est livré qui fait défaut la plupart du temps.
On s’étonne premièrement de la courte durée
du film (attribuable au budget ou à l’intention de «frapper
vite et fort», à vous de choisir) qui souffre de trente
minutes manquantes qu’on aurait sûrement prises pour connaître
les personnages et mieux discerner leurs motivations autres que symboliques
et issues de l’intention des auteurs. On s’étonne
aussi du manque de prestige des scènes de combat qui en temps
normal appellent un certain vent épique sur le film, mais qui
ici, peut-être dû au manque d’attachement et au déferlement
trop rapide des actions et de leurs époques, ne soulèvent
que leur intention de base, c’est-à-dire faire comprendre
historiquement que l’Espagne est attaquée. Sans faire naître
de plus fortes émotions, le tout finit en quelque sorte par échouer
à nous émouvoir autrement que par l’histoire tragique
d’Inés et non l’Espagne en décrépitude
qui ne passe finalement que pour le théâtre de la tragédie
personnelle.
Film néanmoins puissant bénéficiant d’une
réalisation de maître et d'une complicité remarquable
entre les acteurs, le tout reste une grande œuvre d'un Forman nous
étonnant toujours par sa capacité à faire jaillir
le malaise de nul part à l’aide de regards, de silences
et de soupers mondains. Si l’on peut lui reprocher de ne pas s’être
attardé tel qu’on l’aurait souhaité sur l’œuvre
de Goya, autant en termes plastiques que historiques, à la manière
de Peter Greenaway dans son Nightwatching, paru plus tard cette
année, il nous vient à l’esprit la remise en question
de l’utilité d’avoir situé son essai politique
dans l’Espagne du 18e siècle avec comme figure de proue
le plus grand artiste espagnol de l’histoire. Injustement sous-estimé
lors de sa distribution, Goya’s Ghosts prendra néanmoins
de l’importance avec le recul des années. Le dernier plan
nous rappellera bientôt le paradoxe croissant des guerres et de
leurs enjeux actuels; Goya/Forman, observant la fin d’un monde
en espérant que sa prophétie ne se concrétisera
jamais. Un cri du cœur pour que l’Histoire ne serve pas de
leçon à l’histoire.
Version française :
Les Fantômes de Goya
Scénario :
Milos Forman, Jean-Claude Carrière
Distribution :
Javier Barden Natalie Portman, Stellan Skarsgard,
Randy Quaid
Durée :
113 minutes
Origine :
États-Unis, Espagne
Publiée le :
7 Avril 2008