GOMORRAH (2008)
Matteo Garrone
Par Jean-François Vandeuren
Basé sur l’ouvrage du même nom de l’écrivain
italien Roberto Saviano, Gomorrah nous amène au coeur
de la Campanie - et plus précisément de la province de
Naples - pour dresser un portrait cru et réaliste du phénomène
de la Camorra, une forme de crime organisé s’apparentant
à la mafia et dont les activités se rapportent essentiellement
au trafic de drogue, à l’extorsion, à la prostitution
et au racket. Mais les familles appartenant à ce système
exercent aussi un pouvoir non négligeable sur des secteurs économiques
un peu plus légitimes, ce qui fait en sorte que chaque décision
de la Camorra a une incidence directe sur l’évolution d’un
nombre extrêmement élevé de vies humaines. Le film
de Matteo Garrone explore ainsi les dessous de cet univers baignant
dans un perpétuel climat de peur et de violence à travers
le quotidien de sept individus bien différents les uns des autres.
Nous suivrons tout d’abord le parcours d’un jeune adolescent
cherchant à faire ses preuves auprès d’un des clans
de son quartier tandis que l’un de ses amis d’enfance décidera
pour sa part de s’allier à un groupe ennemi. Nous serons
ensuite introduits à un coursier chargé de distribuer
des indemnités aux proches de membres emprisonnés, à
un tailleur dont l’existence sera menacée lorsqu’il
acceptera de donner quelques leçons aux employés d’un
concurrent chinois, et à un jeune homme d’affaire ambitieux
et son patron dont le travail consiste à dénicher de vastes
territoires inoccupés pour y enfouir les déchets dangereux
de diverses corporations. L’ensemble est complété
par deux truands opérant en marge de la Camorra qui semblent
bien déterminés à jouer dans la cour des grands
tout en dictant leurs propres règles, au grand dam de certains
haut placés qui aimeraient bien les envoyer six pieds sous terre.
C’est d’ailleurs à travers les frasques de ces deux
criminels en devenir que Matteo Garrone résume le mieux l’univers
sadique et acerbe qu’il tente de dépeindre à l’écran,
tout comme ses intentions à titre de metteur en scène.
Nous surprendrons ainsi les deux gaillards au centre d’une immense
pièce d’un immeuble désaffecté au moment
où ils réciteront l’un des plus célèbres
passages du fameux Scarface de Brian De Palma - effort auquel
tout aspirant gangster semble vouer un culte aveugle et démesuré.
Mais reproduire la montée fulgurante de Tony Montana dans leur
coin de pays s’avérera évidemment bien difficile,
surtout face à une machine aussi bien huilée que la Camorra
- dont l’héritage s’étend tout de même
sur près de trois cents ans. Il faut dire que le cinéaste
ne cherche pas tant ici à rapprocher le spectateur du roi et
maître de l’une de ces organisations plus qu’à
lui fournir une vue d’ensemble sur les autres pièces de
l’échiquier ; ceux dont le pouvoir décisionnel est
à peu près nul et qui se retrouvent face à un système
qu’ils croient être en mesure d’intégrer ou
de déjouer sans trop de difficulté, mais qui, en vérité,
les dépasse complètement. Le tout a inévitablement
une incidence sur la forme même de l’essai alors que le
regard que porte Garrone sur ce milieu sans merci en révèle,
certes, toute la brutalité, mais en la traitant avec une retenue
pour le moins sidérante, pour ne pas dire carrément exemplaire.
L’approche du réalisateur italien se situe en ce sens aux
antipodes de la vision glamour défendue - et même glorifiée
- par un grand nombre de cinéastes hollywoodiens. Une idéologie
que Garrone réduira d’ailleurs en poussière dès
les premiers instants du film alors que le passage de quelques têtes
fortes dans un centre de relaxation tournera rapidement au carnage.
Le réalisateur italien ne cherche donc aucunement ici à
faire fantasmer son public en l’amenant au coeur de différents
lieux de luxure et d’abondance que des années de magouilles
et d’activités peu scrupuleuses auraient permis de financer.
Ce dernier nous immerge plutôt dans une réalité
formée de quartiers peu cossus et de bâtiments en décrépitude
dans laquelle l’enfouissement de substances toxiques et la consommation
excessive de stupéfiants ont depuis longtemps laissé des
marques indélébiles sur ses résidants. Une impression
de saleté étouffante que Matteo Garrone illustre d’ailleurs
à merveille par le biais d’une mise en scène simple,
mais extrêmement calculée, dont il ne cherche fort heureusement
jamais à amplifier les traits ou à altérer la nature
à des fins mélodramatiques. Il faut dire que dans Gomorrah,
le crime n’est pas un moyen de gravir rapidement les échelons
d’un milieu social, mais bien un mode de vie à part entière.
Le réalisateur propose en ce sens une facture esthétique
laissée à l’état brut qu’il réussit
à épurer de tout artifice, comme en témoigne notamment
l’absence totale de support musical d’un bout à l’autre
du présent exercice. Garrone aura aussi eu la brillante idée
de s’effacer autant que possible derrière la caméra,
et ce, sans que l’initiative ne se retourne contre lui et ne confère
une allure fade et anonyme à sa réalisation. Bien au contraire.
Toutes les séquences du film ont également été
découpées en un nombre assez limité de cadres,
voire un seul dans la plupart des cas, par souci de réalisme
et d’authenticité. Le cinéaste capture ainsi l’essence
de cet univers de la façon la plus naturelle qui soit grâce
à une utilisation exceptionnelle de la caméra à
l’épaule qu’il fusionne habilement à une série
de plans d’ensemble beaucoup plus stables - résultat d’une
démarche photographique à la fois minutieuse et on ne
peut plus terre-à-terre.
Le seul véritable problème - s'il en est un - du film
de Matteo Garrone est qu’il ne cherche aucunement, au premier
abord, à introduire le spectateur non familier à ce phénomène
vaste et complexe que constitue la Camorra. Un manque que le réalisateur
comblera in extremis par l’entremise de quelques intertitres qu’il
n’insérera qu’une fois le rideau tombé sur
ce projet absolument faramineux. Et c’est peut-être bien
là que se trouve tout le génie de Gomorrah alors
que son maître d’oeuvre ne cherche pas tant ici à
donner une leçon d’histoire plus qu’à nous
faire vivre un moment précis de l’évolution de ce
monde de violence et de corruption à travers une série
d’intrigues somme toute assez mineurs en apparence. Et même
s’il est préférable pour le public d’entrer
dans la salle en pleine connaissance de cause, le cinéaste italien
réussit néanmoins à capter rapidement toute l’attention
de celui-ci grâce à une progression narrative étonnamment
engageante, et ce, autant d’un point de vue rationnel qu’émotif.
Le tout est évidemment appuyé par le jeu d’un naturel
confondant des principaux acteurs qui campent tous leur personnage respectif
en extériorisant parfaitement le paradoxe qui le compose - entre
cette soudaine impression de puissance et la grande vulnérabilité
qui l’habite. Le présent effort se voulait évidemment
un pari ambitieux, et surtout risqué vue la taille du sujet à
couvrir. Un défi que Garrone aura su relever haut la main en
traitant chaque détail avec la plus grande attention tout en
ne s’en tenant toujours qu’à l’essentiel, comprenant
bien que sa mise en situation serait déjà amplement suffisante
pour garantir une oeuvre poignante dont la nécessité n’aurait
d’égal que son immense efficacité dramatique et
narrative. Le réalisateur signe ainsi un film à la fois
lourd, tragique et hautement instructif figurant assurément parmi
les plus marquants à avoir été réalisés
sur le sujet.
Version française : Gomorra
Version originale : Gomorra
Scénario : Maurizio Braucci, Ugo Chiti, Matteo Garrone,
Roberto Saviano (livre)
Distribution : Salvatore Abruzzese, Simone Sacchettino, Vincenzo
Fabricino
Durée : 137 minutes
Origine : Italie
Publiée le : 27 Mai 2009
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