THE FOG OF WAR (2003)
Errol Morris
Par Alexandre Fontaine Rousseau
Robert S. McNamara n'est pas un idéaliste. Il croit en l'existence
d'une nature humaine qui poussera même les plus rationnels à
commettre des actes violents, à embarquer des nations entières
dans des guerres que la logique pure aurait pu permettre d'éviter.
Mais la logique, parfois, ne triomphe pas sur cet instinct carnassier
qui pousse l'Homme à tuer l'Homme. Que l'on soit ou non d'accord
avec cette croyance, force est d'admettre que les évènements
présents n'ont pas tendance à contredire McNamara. L'Amérique
est toujours en guerre contre un grand ennemi global dont le nom a dû
changer suite à la chute de l'U.R.S.S. et les humains meurent
encore de ce qu'on peut qualifier de pire épidémie de
son histoire.
Les historiens parlent toujours d'étudier le passé afin
de ne pas en répéter les erreurs. C'est exactement ce
à quoi aspire The Fog of War. «Straight from
the horse's mouth.» Car Robert S. McNamara est sans doute
l'un des personnages les plus importants de l'histoire du vingtième
siècle. Un simple coup d'oeil à sa feuille de route permet
de saisir l'ampleur de ses accomplissements et des responsabilités
qu'il a eu à assumer. Qu'il soit parmi ceux qui encouragèrent
Ford à installer les premières ceintures de sécurité
devient anecdotique lorsqu'on l'on saisit qu'il fut secrétaire
à la défense des États-Unis lors de certaines des
périodes les plus tendues de la guerre froide. C'est d'une perspective
privilégiée qu'il peut traiter de la crise des missiles
de Cuba et de la guerre du Vietnam. Car il en fut l'un des acteurs principaux.
Ce n'est pas pour présenter ses excuses ou pour se défendre
que cet homme détesté par plusieurs vient se confier à
la caméra du réputé documentariste Errol Morris.
McNamara, ici, tente tout simplement de partager les conclusions qu'il
a pu tirer de ses expériences et d'inviter qui voudra bien l'entendre
à réfléchir aux implications de la logique militaire,
à remettre en question les absolus et à considérer
l'impossibilité de saisir toutes les ramifications d'une décision
lorsque l'on est perdu dans les dédales de l'histoire que l'on
écrit. Onze leçons en lesquelles sont divisées
le film. Ce faisant, McNamara ouvre une fascinante fenêtre sur
les rouages de la mécanique du pouvoir américain.
«La mort d'un seul homme, c'est une tragédie. La disparition
de millions de personnes, c'est de la statistique.» Cette citation
de Joseph Staline nous traverse l'esprit à l'écoute de
The Fog of War. Car c'est fort souvent par l'entremise de chiffres
et de données que McNamara a dû aborder la mort. L'homme
qui s'adresse à nous peut-il être qualifié de meurtrier?
McNamara lui-même avoue que s'ils avaient perdu la Seconde Guerre
mondiale, durant laquelle il fut l'assistant du colonel Curtis Lemay
et planifia le bombardement monumental de Tokyo, on l'aurait traité
comme un criminel de guerre. Il s'interroge et ose se remettre systématiquement
en question mais parle toujours en terme d'efficacité et de rendement.
On oublie parfois la véritable définition du documentaire
en cette ère de Moore-umentaires, ces manifestes populaires où
l'opinion triomphe sur l'information. Morris, pour sa part, vise plutôt
à déstabiliser le spectateur en le plaçant devant
des faits. La mécanique de sa réflexion est plus subtile,
même s'il sait comment soutirer les déclarations qu'il
veut de son sujet en jouant tour à tour la carte de la conciliation
et de l'antagonisme. Son film propose des ébauches de réponses
aux questions qu'il soulève, établit clairement celles
de McNamara, mais nous réserve en fin de compte le rôle
de juge. Une fascinante période de réflexion qu'il orchestre
à l'aide d'un montage merveilleusement minutieux alternant entre
l'entrevue centrale et les archives éloquentes, de même
qu'en s'appliquant au développement d'une esthétique aussi
sobre qu'irréprochable.
En bout de ligne, la vérité essentielle que tente de soulever
cet échange entre Morris et McNamara est que la guerre ne se
prend jamais à la légère et que les conséquences
d'une philosophie trop rigide sont fort souvent désastreuses.
Que l'on soit ou non en accord avec les opinions de ce géant
de l'histoire de la guerre froide, The Fog of War demeure un
véritable chef-d'oeuvre du cinéma documentaire aussi éclairant
que troublant, ainsi que l'une des oeuvres les plus sérieuses
et actuelles des dernières années. Difficile de résister
à la tentation de déclarer que l'histoire a tendance à
se répéter. Que c'est probablement pour cette raison que
McNamara a voulu prendre la parole. Et qu'on espère que quelqu'un
quelque part dans la Maison Blanche a pris le temps de s'asseoir devant
ce film et de réfléchir à ce plaidoyer troublant
en faveur de la perspective. Car la première leçon de
McNamara, c'est qu'en temps de guerre il faut faire preuve d'empathie
envers l'ennemi. Une terrible défaillance qui, selon lui, aura
fait dérailler la sanglante guerre du Vietnam...
Version française :
Brume de guerre
Scénario :
Errol Morris
Distribution :
Robert McNamara
Durée :
95 minutes
Origine :
États-Unis
Publiée le :
8 Août 2005