THE FLY (1986)
David Cronenberg
Par Alexandre Fontaine Rousseau
Peu de réalisateurs ont su concilier avec le même aplomb
que David Cronenberg les excès du cinéma de genre aux
réflexions récurrentes d'un cinéma d'auteur plus
classique. Durant la phase charnière - charnelle diront certains
- de son oeuvre s'étirant en définitive de Videodrome
à Naked Lunch, le réalisateur canadien montera
à l'aide d'oeuvres aussi fortes qu'excentriques une perturbante
réflexion sur les limites de l'expérience humaine et sur
la nature même de son évolution. Chez lui, le génie
côtoie en tout temps la folie. L'hallucination envahi la réalité
jusqu'à ce que les deux matières soient fusionnées.
Dans Dead Ringers, cet état second ronge la raison et
détruit la carrière d'un éminent savant. Dans Videodrome,
cauchemar médiatique digne des plus obscures élucubrations
de Marshall McLuhan, on brouille l'esprit pour mieux le manipuler. Au
contraire, le protagoniste de Naked Lunch puise de son délire
et de sa confusion la créativité à l'état
pur. Même le héros de The Dead Zone, capable de
contrôler son don, devra se sacrifier pour assumer les responsabilités
imposées par son état.
En quelque sorte, The Fly est à première vue
l'anomalie commerciale de ce pan prolifique de la carrière de
Cronenberg. C'est un film de commande - un remake de surcroît
- duquel le réalisateur arrivera par ailleurs à prendre
le contrôle créatif total. Ce qui aurait pu n'être
qu'un simple hybride entre l'horreur et la science-fiction deviendra
grâce à cet habile tortionnaire de la psyché humaine
une expérience éprouvante. Il n'existe qu'une seule direction
dans le monde de Cronenberg, et c'est vers le bas. Tout chez lui est
prétexte à une descente aux enfers, à l'anéantissement
des barrières traditionnelles de la pensée emmurée.
Les racines de son cinéma s'alimentent à même l'horreur,
à même sa mécanique perverse et son goût du
sacrilège. C'est poussé hors de notre zone de confort
que nous commençons à penser.
L'expérience déstabilisante est une occasion d'évoluer.
Cronenberg comprend le pouvoir de l'inconfort et, contrairement à
la horde de tâcherons versant dans l'horreur sans motif réel,
respecte cette fragilité temporaire. La folie n'est pas pour
lui un simple phénomène scientifique. C'est justement
lorsqu'il approche de manière académique cette condition
qu'il échoue. En ce sens, la caricature freudienne Spider
était malgré sa richesse esthétique certaine condamnée
à rater sa cible. Cronenberg est un philosophe approximatif puisant
sa vérité non pas dans la méthode et la raison
mais plutôt à même son imagination. Pourchassé
par les démons de l'évolution, que ce soit la nouvelle
conscience médiatique de Videodrome ou les mutations
physiques imaginées par Beverly dans Dead Ringers, Cronenberg
fabule les voies possibles de l'humanité à partir de ses
cauchemars.
En ce sens, la créature de The Fly est si typique de
l'auteur qu'elle en devient presque pittoresque. Ce croisement génétique
monstrueux, cet accident de la science voué à une déchéance
prématurée, emprunte la même spirale descendante
que ses pairs. Mais l'illusion qu'entretient d'abord Seth Brundle (Jeff
Goldblum), est d'avoir été purifié par l'expérience
d'être détruit puis remonté par son prototype de
téléporteur. Redéfinir la chaire. Cette obsession
récurrente chez Cronenberg revient encore une fois le hanter.
L'humain craint les changements physiques drastiques. Qu'à cela
ne tienne! N'épargnant aucun détail juteux, Cronenberg,
le savant fou, s'adonne aux expériences les plus grotesques sur
le corps humain. The Fly fait preuve d'une certaine retenue
à ce niveau, mais demeure visuellement osé selon les standards
du grand public.
Pourtant, les effets spéciaux sont ici au service du propos.
Figure tragique parmi les plus pitoyables du répertoire de Cronenberg,
l'homme-mouche Brundle se détériore à vue d'oeil.
C'est une victime de sa curiosité, mais surtout de son empressement
impétueux. Certains liront entre les lignes une critique de l'éthique
scientifique contemporaine, une obsession fondamentale de l'horreur
depuis Frankenstein. Mais ces considérations sont secondaires
dans cet univers où l'humain redécouvre constamment les
capacités de son corps, tant au niveau purement sexuel - aspect
que tempère légèrement Cronenberg pour l'occasion
- qu'à un degré plus philosophique.
Bien sûr, The Fly aborde d'une perspective moins dérangée
ces thématiques ; à tout le moins, Cronenberg nous y épargne
certains détails. Par contre, il arrive à orchestrer un
savant spectacle à partir d'un scénario particulièrement
riche. On reconnaît instantanément la signature du maître,
jusque dans cette conclusion très appropriée où
la fusion ultime entre le technologique et l'organique aura raison de
notre aventurier génétique. Du début à la
fin, The Fly arrive à condenser en une matière
plus facile à digérer pour le grand public toutes les
lubies de Cronenberg. Si Frankenstein est une fondation somme
toute inévitable du genre, The Fly en est une ramification
si raffinée que l'on ne peut en bout de ligne qu'en saluer l'ingéniosité.
L'archétype tordu de toutes les façons possibles retrouve
tout son sens dans un contexte moderne. Désormais, les règles
ne sont plus les mêmes. Cronenberg en est conscient. C'est parce
qu'il refuse les limites normalement imposées que son cinéma
outrepasse le stade de l'horreur pour devenir autre chose. Insidieux
à souhait, The Fly n'est pas son film le plus fascinant.
Mais il demeure, encore aujourd'hui, une formidable porte d'entrée
à un univers somptueusement troublé.
Version française : La Mouche
Scénario : David Cronenberg, George Langelaan, Charles
Edward Pogue
Distribution : Jeff Goldblum, Geena Davis, John Getz, Joy Boushel
Durée : 95 minutes
Origine : États-Unis
Publiée le : 16 Avril 2006
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