FLAGS OF OUR FATHERS (2006)
Clint Eastwood
Par Alexandre Fontaine Rousseau
Nous sommes en février 1945. Les troupes américaines s'apprêtent
à envahir l'île japonaise d'Iwo Jima, où sont stationnés
près de 22,000 soldats impériaux. Sous la direction du
général Holland Smith, les forces alliées prendront
le contrôle définitif de ce lopin de terre en un peu plus
d'un mois au coût de 6,825 hommes. Les Japonais, quant à
eux, seront plus durement touchés: seuls 1,083 des leurs survivront
à l'affrontement. Étrangement, ce n'est pas ce sang versé
qui a immortalisé la bataille dans les annales de l'Histoire
mais plutôt une simple photographie, gravée depuis dans
l'imaginaire collectif comme symbole ultime du triomphe militaire états-unien.
Ce n'était qu'une question de temps avant que Clint Eastwood
- fin analyste de l'identité morale et culturelle américaine
- se consacre à ce genre-fondateur de son cinéma national
qu'est le film de guerre. Réflexion sur le coût humain
de la lutte armée, certes, mais surtout sur le pouvoir infini
de l'image, Flags of Our Fathers s'intéresse à
l'instar de l'Histoire beaucoup plus aux répercussions de ce
cliché de Joe Rosenthal sur la conclusion de la guerre qu'au
combat lui-même dans le contexte duquel il a été
saisit. Se glissant dans les coulisses politiques de la machine militaire,
ce premier film du diptyque de Clint Eastwood sur la Bataille d'Iwo
Jima constitue surtout une plongée à hauteur d'homme à
même l'orchestration d'un vaste mensonge d'État. Encore
une fois chez Eastwood, le héros n'est que pure fabrication et
le mythe mensonge. Allant bien au-delà du vieil adage selon lequel
une image vaut mille mots, Flags of Our Fathers affirme que
l'on peut faire dire les mille mots que l'on veut à une image
donnée.
À première vue, la forme de Flags of Our Fathers
- cette répétition du même instant, de la même
silhouette iconique, jusqu'à ce qu'il ne soit plus réalité
mais bien fabrication culturelle - renvoie à la modernité
en art; c'est l'image pensant l'image, et ce motif sériel prenant
pour sujet Raising the Flag on Iwo Jima pourrait être
le fruit d'une étude esthétique d'Andy Warhol. Sauf que
Clint Eastwood restera, peu importe la nature de la réflexion
qu'il pose, le fier défenseur d'un classicisme en voie de disparition;
la noblesse de son propos l'installe bien au-delà des jeux cyniques
de la pensée contemporaine, dans une sorte d'espace anachronique
où l'humain cherche encore à trouver un sens au monde
quitte à l'habiller d'illusions. Posant un regard tranchant sur
ce réflexe d'ordonner le monde, Eastwood aspire par son cinéma
critique à dépecer les manifestations de ce mode de pensée.
C'est ainsi que l'identité américaine, affirmée
puis remise en question, prend place au coeur de son oeuvre: il s'agit
d'un mythe, comme le cow-boy, condamné à s'effondrer lorsque
sondé en profondeur. « What we see and do in war -
the cruelty - is unbelievable. But, somehow, we have to make some sense
of it and, in order to do that, we need an easy to understand truth
and damn few words », va confier dans le prologue du film
l'uns des personnages d'Eastwood.
Ici, c'est le héros de guerre dont la véritable nature
est exposée au grand jour: dans Flags of Our Fathers,
ce n'est plus qu'un concept essentiel aux intérêts de certains.
Un geste insignifiant arraché à son contexte devient l'arme
qu'emploie un gouvernement banqueroutier pour regarnir ses coffres.
La notion de héros ne prend pas racine dans la réalité
ou dans les faits; c'est une conception abstraite dont on impose le
poids à de frêles épaules humaines. Et, dans Flags
of Our Fathers, cette mission symbolique va détruire les
individus qu'elle élève; Eastwood transforme le glorieux
retour au bercail des «héros d'Iwo Jima» en descente
aux enfers destructrice. Si, pris dans son ensemble, ce diptyque sur
Iwo Jima s'affaire à présenter les deux faces de la médaille
et le caractère relatif d'un événement donné,
Flags of Our Fathers vient révéler la face obscure
du versant américain trop souvent effacé; c'est en ce
sens un film plus typiquement Eastwoodien que Letters From Iwo Jima,
reprenant le flambeau de Mystic River ou même de Midnight
In The Garden of Good and Evil.
Faisant preuve d'une grande intelligence, le réalisateur exacerbe
au-delà de toute possibilité de rédemption le caractère
caricatural de cette image triomphante bombardée sur la conscience
du public. Mais s'il dévoile les stratégies propagandistes
et débusque les manipulations, jamais il ne perd de vue les humains
perdus au sein de ce cyclone médiatique. Malgré ses vastes
ambitions moralistes voire didactiques - car il ne faut pas se cacher
que l'on assiste ici à un cours d'histoire révisionniste
comme naguère les faisait le Oliver Stone des bonnes années
- Eastwood a l'individualisme farouche de son pays gravé à
même le code génétique: ce discours que nous sert
l'épilogue du film, touchant mais peut-être un peu trop
étiré, nous le rappelle incessamment. À l'ouverture
sur l'autre que propose Letters From Iwo Jima, Flags of
Our Fathers oppose un repli nécessaire sur soi, une méditation
sur les non-dits de l'identité américaine. Flags of
Our Fathers est un anti-film de guerre profondément introspectif
qui passe le plus clair de son temps loin du champ de bataille à
panser les blessures laissées sur la conscience par le conflit.
Encore une fois, le héros est donc définit par ses faiblesses
et ses failles, démonté pour être mieux compris.
Tout en se permettant quelques commentaires parallèles - notamment
en ce qui a trait au traitement des Amérindiens et à l'hypocrisie
générale l'entourant - ce qu'affirme Eastwood, ici, c'est
qu'il ne faut jamais rien prendre pour acquis; Flags of Our Fathers
nous invite à remettre en question chaque image, chaque interprétation,
qui nous est proposée. Car le mensonge d'État est aussi
simple à justifier qu'à orchestrer: l'Histoire américaine,
au-delà de cet exemple probant mais anecdotique relaté
par le présent film, est littéralement semée d'exemples
de cette pratique, de la prétendue destruction du cuirassé
Maine à la Havane en 1898 jusqu'à l'incident du Golfe
du Tonkin en 1964 qui allait permettre dans les faits l'enclenchement
de la Guerre du Viêt-nam. Le sujet est brûlant d'actualité
lorsque l'on pense aux faits trafiqués ayant justifié
l'invasion de l'Irak. Pourtant, la grande force de Flags of Our
Fathers réside justement à même cette impartialité
intemporelle qu'y vise Eastwood: il y a dans ce refus d'embrasser les
discours tendancieux une intégrité qui ne surprend plus,
venant d'un cinéaste têtu pour toutes les bonnes raisons.
Version française :
Mémoires de nos pères
Scénario :
William Broyles Jr., Paul Haggis
Distribution :
Ryan Phillippe, Jesse Bradford, Adam Beach, John
Benjamin Hickey
Durée :
132 minutes
Origine :
États-Unis
Publiée le :
23 Février 2007