FAST FOOD NATION (2006)
Richard Linklater
Par Alexandre Fontaine Rousseau
Au début du siècle, les conditions sanitaires dans les
abattoirs de la ville de Chicago s'étaient dégradées
à un point tel que le célèbre auteur réaliste
Upton Sinclair pu transformer l'affaire en best-seller national. La
légende veut qu'un saucisson vivant s'étant glissé
dans son assiette ait convaincu le président Theodore Roosevelt
qu'il était essentiel de resserrer les normes hygiéniques
réglementant l'industrie alimentaire américaine; le tollé
populaire provoqué par le succès de The Jungle,
paru en 1906, y était sans doute lui aussi pour quelque chose.
La tradition du « muckracking », amorcée
au tournant du XXe siècle par des journalistes tels que Jacob
Riis, s'est perpétuée jusqu'à notre époque.
Cent ans plus tard, les mêmes préoccupations tracassent
d'ailleurs les auteurs engagés. En fait foi le succès
du livre Fast Food Nation d'Eric Schlosser, brûlot journalistique
révélant les dessous peu ragoûtants de l'industrialisation
du secteur alimentaire que le prolifique réalisateur Richard
Linklater s'est donné pour mission de convertir en oeuvre de
fiction pour le grand écran.
Remettant à l'ordre du jour le débat lancé par
Super Size Me il y a de cela quelques années, le film
de Linklater cherche à dresser un portrait d'ensemble des conséquences
de la « machine à malbouffe » sur la société
occidentale; sont juxtaposées les vies d'employés d'un
abattoir - des immigrants mexicains entrés illégalement
dans le pays de l'Oncle Sam - et celles de jeunes se languissant au
service à la clientèle d'une chaîne de restauration
rapide dont le nouveau produit-vedette, le Big One, s'avère
particulièrement insalubre. En ce sens, la première moitié
du film est particulièrement accomplie en ce qui a trait à
son étalement systématique des ravages que cause la culture
du prêt-à-manger. Un prologue à la photographie
parfaitement plastique nous place face à l'illusion publicitaire
que projettent les chaînes de restauration rapide, avec tous les
clichés qu'implique cette scène idyllique: sourires béats,
familles bienheureuses, couleurs saturées.
Dans l'heure qui suit, Linklater va dévoiler les rouages viciés
de cette fausse représentation en dirigeant sa caméra
vers cette Frontière mexicaine, royaume sauvage qu'un certain
cinéma revendicateur contemporain semble s'être approprié
comme théâtre de tous les vices de l'Amérique. Attirés
par la promesse d'un emploi horrible récompensé par un
salaire de misère, quelques jeunes s'apprêtent à
traverser vers la Terre promise. Marchandés et déshumanisés,
ils sont envoyés dans un abattoir du Colorado où, machinalement,
ils dépècent le boeuf qui servira à nourrir les
affamés des États-Unis. Plus haut dans la hiérarchie
du hamburger, un homme apprend que c'est dans cette même usine
à viande, suspectée de bafouer au profit de l'efficience
tout contrôle de la qualité, que sont produites les galettes
qu'il vend. Quelque part entre ces deux pôles, on découvrira
quelques adolescents ayant hypothéqué leurs ambitions
et accepté l'aliénation du service à la clientèle
pour gagner quelques dollars.
Ambitieux, ce Fast Food Nation aux ramifications multiples
a sans conteste les yeux plus gros que la panse même si, par rapport
à l'ouvrage dont il est tiré, sa trame narrative s'avère
dépouillée. S'il livre un constat lucide quant aux impasses
de cette modernisation désincarnée et amorale que certains
économistes enjolivent en employant le sympathique sobriquet
de modèle américain, cet étrange film hybride exacerbe
aussi certains des tics propres au cinéma de Richard Linklater
au-delà de leur pertinence réelle. Auparavant, l'auteur
de Slacker avait su élever le flot continu de paroles
au rang d'esthétique cinématographique dynamique; on pense,
notamment, au diptyque Before Sunrise/Before Sunset, voué
au verbe, de même qu'à l'exposé philosophique Waking
Life. Son intérêt marqué pour le monologue,
manière chez l'individualiste Linklater de respecter cette multiplicité
des points de vue qu'il croit essence de l'expérience humaine,
s'opère cette fois définitivement au détriment
du rythme. Le film trébuche en cherchant à discourir longuement
pour tous et chacun, en répétant avec insistance ce que
les images disent déjà avec éloquence.
La seconde moitié du film, consacrée aux répercussions
humaines de cette industrie et à une certaine prise de conscience
populaire, souffre tout particulièrement de cette torpeur narrative.
Renouant avec les rites adolescents qu'il avait si bien illustré
dans le culte Dazed & Confused, Linklater tente d'opposer
à l'Amérique corporative une résistance citoyenne
encore balbutiante; son ton devient par ailleurs lourdement didactique,
des dialogues forcés assénant les idées sans grande
subtilité. Suite à un procès rondement mené,
Fast Food Nation dresse une esquisse bien sommaire de sa sentence.
Faute de solutions, le film réaffirme quelques conventions puis
s'estompe; le commentaire critique si puissant s'est dilué dans
un propos rachitique sur l'engagement. Qui plus est, l'ouverture du
débat vers la question de la liberté et son entrave par
le Patriot Act laisse à désirer; elle méritait
mieux que la mise en annexe qui lui est ici réservée.
N'en demeure pas moins que Fast Food Nation soulève
les bonnes questions et illustre avec force les excès du nouveau
capitalisme sauvage tout en dénonçant, préoccupations
philosophiques à l'appui, l'impact de cet appauvrissement culturel
généralisé. Formellement, le film souffre quelque
peu de cette tentative d'incorporer toutes les expérimentations
proposées par le cinéma de Linklater au courant de sa
carrière au sein d'une même oeuvre plus dirigée;
c'est malheureusement dans cette opposition entre compromis pour le
grand public fort compréhensibles et ambitions formelles personnelles
que le film et son auteur se perdent. Dommage car, sans être un
Sang des bêtes, Fast Food Nation a le potentiel
de conscientiser les jeunes et les moins jeunes quant aux conséquences
néfastes d'une habitude alimentaire qui s'est transformée
au fil du temps en sérieux débat de société.
À voir, malgré ses fautes.
Version française : Fast Food Nation
Scénario : Eric Schlosser, Richard Linklater
Distribution : Greg Kinnear, Mitch Baker, Luis Guzman, Wilmer
Valderrama
Durée : 116 minutes
Origine : États-Unis, Royaume-Uni
Publiée le : 15 Mars 2007
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