L'ENFER D'HENRI-GEORGES CLOUZOT (2009)
Serge Bromberg
Ruxandra Medrea
Par Sophie Pomella
En 2001, Keith Fulton et Louis Pepe réalisaient Lost in la
Mancha, documentaire relatant le désastre que fut le tournage
du Don Quichotte de Terry Gilliam - long-métrage maudit
et à jamais inachevé. Au cimetière des films perdus,
on trouve aussi L’enfer d'Henri-Georges Clouzot. De ce
projet inabouti, il reste une quinzaine d’heures de rushes sans
bandes sonores, que Serge Bromberg et Ruxandra Medrea ont retrouvées
et restaurées pour en faire le matériel de base de leur
effort. À travers cette reconstitution, ou recomposition, les
réalisateurs ne nous offrent pas qu'un simple exercice de compilation,
mais un objet filmique exigeant et précieux qui plonge le spectateur
dans les affres de la création.
En 1964, Henri-Georges Clouzot entame le tournage de L’enfer,
un film sur le drame de la jalousie avec comme acteurs principaux Romy
Schneider, au sommet de sa beauté, et Serge Reggiani, qu’il
a peiné à imposer aux studios hollywoodiens. Car il s’agit
là d’un projet ambitieux, financé par les États-unis
(la Columbia), et au budget illimité. Au-delà du simple
divertissement à la française, ce film se veut un véritable
espace de création, d’expérimentation et d’exploration
filmique dont le réalisateur tire toutes les ficelles. En effet,
Clouzot profite d’une belle renommée après quelques
succès comme Quai des orfèvres et La vérité.
Il est l'un des grands cinéastes français de l’après-guerre,
au style classique, mais incisif, venu à la mise en scène
grâce à son talent pour l’adaptation et son goût
pour l’écriture de scénarios. Au début des
années 60, Hollywood lui fait les yeux doux : il jouit alors
d’une liberté absolue et galvanisante qui lui permet une
plongée au plus profond de son inspiration.
Il choisit de raconter l’histoire d’un homme qui, malade
de jalousie, perd ses repères et s’enfonce peu à
peu dans la folie. L’histoire de Marcel, patron d’une petite
auberge située au bord d’un lac et au pied d’un viaduc,
qui se met à surveiller et à espionner son épouse
(Odette) jusqu’au harcèlement. La réalité
est figurée en noir et blanc tandis que les crises de délire
- déclenchées par le passage des trains - sont filmées
en couleur. Romy Schneider apparaît charmeuse et vénéneuse,
plus sensuelle que jamais, lèvres peintes de bleu et regards
insolents, tandis que Serge Reggiani évoque un homme obsessionnel
et meurtri souffrant le martyre d’aimer une femme, sans doute,
trop belle pour lui.
L’ambition de Clouzot est alors de mêler le classicisme
et l’expérimental dans un film « plastique »
où la folie serait représentée par des déformations
visuelles et sonores rendues possibles grâce à l’art
optique et cinétique. Le réalisateur fait appel à
différents opérateurs et ingénieurs du son et commence
son expérience filmique. Après de longs mois de préparation
et d’essais sur pellicule, le tournage durera deux semaines et
sera interrompu pour ne jamais reprendre.
Comment ce projet, qui s’annonçait être un véritable
événement cinématographique tant par son ambition
artistique que par ses moyens financiers et sa distribution prestigieuse
a-t-il pu sombrer de manière aussi brutale et dramatique?
Grâce à un habile entrecroisement de bouts d’essai,
de plans tournés par Clouzot, de témoignages et de scènes
rejouées dans un décor abstrait, Serge Bromberg et Ruxandra
Medrea tentent d’apporter des éclaircissements sur cette
sombre expérience de cinéma. L’ingéniosité
du documentaire tient en cette structure subtile, délicate et
hypnotique dans laquelle les acteurs reprennent vie lors d’essais
costumes et les techniciens racontent comment le cinéaste s’implique
dans une démarche novatrice, en quête de nouvelles formes
sensorielles. La sève de la création nourrit chaque plan
et chaque parole comme autant de bourgeons à éclore. L’idée
lumineuse tient en la présence de deux comédiens - Bérénice
Béjot et Jacques Gamblin, troublants de sincérité
et de sobriété – qui lisent certaines scènes
existantes dans le scénario et qui permettent aux spectateurs
de se faire une idée à la fois nette et fantasmée
de ce qu’aurait pu être cet enfer.
Au coeur de ce tourbillon infernal, les images (filmées par Clouzot)
de cette oeuvre énigmatique montrent, dans des décors
à la fois naturels et irréels, la beauté en noir
et blanc d’une star à son apogée et d’un acteur
épuisé par l’exigence de son maître. Car,
malgré la préparation minutieuse de son plan de tournage,
Clouzot ne respecte pas les délais et rien ne se passe comme
prévu. Or, une épée de Damoclès pend au-dessus
de sa tête : le lac, élément principal du décor,
doit être vidé, et si le planning n’est pas respecté,
aucun plan ne pourra être retourné et aucun raccord effectué.
Pourtant, le cinéaste, prisonnier de son perfectionnisme, passera
des jours et des jours à travailler la même scène,
tyrannisant ses équipes techniques et ses comédiens jusqu’à
l’épuisement.
Après différentes péripéties - dont le désistement
de l’acteur principal - le réalisateur qui a consacré
plusieurs mois de sa vie à ce projet est victime d’un infarctus.
Le tournage est alors définitivement interrompu. Mais loin d’être
une déception pour l’équipe, cet arrêt brutal
intervient comme une libération pour les différents protagonistes
embarqués dans ce projet qui voyaient Henri-Georges Clouzot foncer
droit dans le mur.
Loin de la démarche de Claude Chabrol qui, en 1994, nous livrait
sa version de L’enfer basée sur le scénario
original, Serge Bromberg et Ruxandra Medrea signe un film qui s’inscrit
dans la lignée des grands documentaires portant sur l’acte
créatif. En retraçant l’histoire de ce tournage
voué à l’échec, ils essayent de percer le
Mystère Clouzot comme lui-même, en son temps, avait tenté
de percer Le Mystère Picasso.
Version française : -
Scénario :
Serge Bromberg
Distribution :
Bérénice Bejo, Jacques Gamblin, Romy
Schneider, Serge Reggiani
Durée :
102 minutes
Origine :
France
Publiée le :
12 Mars 2010