ENCOUNTERS AT THE END OF THE WORLD (2007)
Werner Herzog
Par Louis Filiatrault
Inutile d'être spécialiste pour se faire une petite idée
de ce qui allume Werner Herzog. En effet, un bref regard à L'Énigme
de Kaspar Hauser ou Fitzcarraldo suffirait pour détecter
la fascination qu'a pu entretenir le cinéaste bavarois pour l'aliénation
(délibérée ou non), l'inconnu et l'obsession sous
toutes ses formes. C'est aussi cet univers thématique dont il
s'est fait maître qui, encore aujourd'hui, rend chacune de ses
manifestations précieuse, unique ; peu d'artistes parviennent
à dénicher avec autant d'esprit les zones d'ombre auxquelles
personne n'oserait songer, les énigmes les plus criantes sous
les surfaces les plus lisses. Créateur compulsif, Herzog enchaîne
les projets les plus divers, les réussites comme les échecs,
et les inscrit dans le présent avant de tourner la page et repartir
à neuf.
Encounters at the End of the World s'avère en ce sens
une expérience on ne pourrait plus fructueuse. Appuyé
par la chaîne Discovery, Herzog prit le cap de la mystérieuse
Antarctique dans l'espoir d'y trouver un film. Ce qu'il en rapporta
dépassa sans doute ses meilleures attentes, tant le matériel
semble s'être prêté tout naturellement au jeu d'injections
philosophiques propre à son cinéma.
Le cinéaste nous trimballe donc au village scientifique de McMurdo,
situé à proximité du pôle sud magnétique.
Tel un Guy Maddin nous accueillant dans son My Winnipeg, Herzog
inscrit d'emblée le propos de son documentaire dans sa propre
subjectivité. Nul besoin toutefois de recourir à mille
et une couches de mise en abîme pour que l'appropriation prenne
forme ; la seule voix de l'auteur, cassante, à la fois étrange
et familière, suffit à instaurer un climat de suspension
du réel filmé, un état de douce rêverie que
les images seules ne sauraient constituer. Pourtant, la forme d'Encounters
n'évoque pas l'onirisme des montages d'un Chris Marker. Bien
au contraire, la force du travail d'Herzog à ce moment de sa
carrière de documentariste est de passer par le compte-rendu
routinier, le banal, pour mieux se rendre au merveilleux. Une distinction
qui s'avère de plus en plus relative, l'un basculant vers l'autre
d'une façon parfaitement naturelle (et d'autant plus imprévisible).
C'est à la poursuite du contexte entourant les stupéfiantes
images sous-marines envoyées par son ami Henry Kaiser que Herzog
s'est envolé pour l'Antarctique, nous explique-t-il ; si bien
que lorsqu'il en revient plus tard à de pareilles visions, c'est
à la seule étrangeté sauvage, prenante, déroutante
de Mère Nature qu'il nous livre, nous laisse pondérer,
s'éblouir. Il en ira de même des volcans et cavernes entourant
le site, ou encore des chants bouleversants des phoques sous les glaces,
que le cinéaste nous laisse intérioriser à plein
loisir. Ce qui étonnera face à l'ampleur monumentale de
telles sensations, c'est l'enquête humaine tout aussi engagée
que l'auteur s'acharne à réaliser en guise de contrepoint.
McMurdo est de toute évidence perçu par ses habitants
comme un refuge pour les affranchis en tous genres: anciens prisonniers
de guerre, passionnés de science-fiction, héritiers des
rois aztèques, philosophes à leurs heures, linguistes
désabusés, simples employés ayant développé
un goût tardif pour l'aide humanitaire... Tous (et plus encore)
défilent devant la caméra de Herzog avec leurs histoires
et leurs blessures. Tous semblent partager un sentiment d'exclusion.
Intelligents, ils ont choisi la voie de l'exil pour se rendre utiles
à quelque chose.
Au propos assez mince des récents films, de types et de qualités
variables, abordant le large thème de la marginalité (Into
the Wild, Mister Lonely, Man on Wire...), Herzog apporte donc une
réjouissante part de maturité. Dans son hommage à
ces « rêveurs professionnels » (comme le formule si
bien un opérateur de tracteur à l'esprit particulièrement
poétique), le cinéaste n'a pas tenté le pari de
la vénération, mais a bien voulu traquer les motivations
profondes animant des esprits qui, comme lui, n'ont pas su se satisfaire
d'une civilisation hostile. Son portrait cru de l'Antarctique et ses
dérivations métaphysiques appuient leurs dires de façon
solennelle, tout en documentant un microcosme fascinant, la justification
même d'un exil risqué mais riche en récompenses.
Mais son discours d'accompagnement et ses choix de montage n'en sont
pas pour autant dépourvus d'humour, voire même de raillerie
pure et dure, et c'est justement à travers ses glissements de
la poésie la plus candide au constat le plus rude que Herzog
parvient à captiver, à donner à son film essentiellement
décousu une cohérence des plus surprenantes.
En ce sens, Encounters at the End of the World poursuit à
merveille la démarche qui faisait la force du mémorable
Grizzly Man de 2005: un esprit interrogateur, un goût
pour les réponses partielles, un regard à la fois espiègle
et inquiet, et surtout une réelle fascination pour les cas limites
potentiellement dangereux. À cet égard, rien du présent
film ne résume mieux le propos du réalisateur que cette
image terrifiante, brève et pourtant si marquante, d'un manchot
égaré s'engageant, pour Dieu sait quelle raison, sur le
chemin désert de sa propre mort... La synthèse parfaite
d'un film étonnant, singulier, recommandé au plus haut
degré... Celsius!
Version française :
Rencontres au bout du monde
Scénario :
Werner Herzog
Distribution :
Ryan Andrew Evans, Werner Herzog
Durée :
99 minutes
Origine :
États-Unis
Publiée le :
2 Janvier 2009