ELVIS GRATTON (1985)
Pierre Falardeau
Julien Poulin
Par Alexandre Fontaine Rousseau
Le premier Elvis Gratton du duo Poulin/Falardeau se visionne
tel un vieux documentaire animalier de l'ONF sur le colon macaque moyen
franco-canadien d'Amérique. On peut presque entendre percer au
travers du brouillard de la mémoire le mythique thème
de ces idylliques odes à la faune de la forêt boréale
en voyant se pointer pour la première fois à l'écran
Elvis Gratton, ce magnifique spécimen d'une espèce sauvage
que l'on voudrait en voie de disparition mais qui malheureusement semble
faire preuve d'une endurance remarquable et d'une grande capacité
d'adaptation aux divers climats politiques et socio-économiques
que traverse la société québécoise. Oubliez
ses deux suites un peu lourdaudes ou carrément mal fichues, le
premier Elvis Gratton demeure l'authentique comédie
satirique québécoise par excellence. N'acceptez aucun
substitut à ce que l'on peut sans honte qualifier de classique
culte de notre cinématographie nationale.
Ce qui distingue ce premier volet des aventures du plus typique des
gros colons de l'Amérique francophone du Canada de ses successeurs
et qui en explique la réussite et le charme à long terme,
c'est le triste réalisme de ce personnage somme toute foncièrement
crédible. À la différence de «l'hyper-colon»
post-mondialisation de Miracle à Memphis, le Gratton
qu'incarne si bien Poulin est un personnage non seulement crédible
mais monstrueusement immortel. C'est en conservant l'authenticité
de Gratton intacte que Falardeau lui donne tout son sens. Ce discours
de fédéraliste économiste glorifiant le succès
américain qu'il tient constamment ne veut pas encore disparaitre
et traverse les générations tel une maladie. Preuve que
les auteurs visaient juste, la satire fait encore mouche vingt ans plus
tard. La caricature est grosse mais l'essence même du personnage
est intacte. Tout y est, du mépris de la jeunesse idéaliste
jusqu'aux petites magouilles de banlieue sous forme de politicaillerie
opportuniste.
On peut difficilement parler dans le cas présent de finesse dans
le propos, car il est évident que le film de Falardeau ne fait
vraiment pas dans la dentelle. Cela étant dit, quelques scènes
clés amusent non seulement par leur force de frappe et par leur
efficacité saisissante mais aussi par une certaine subtilité
dont elles font preuve. L'échange entre ce king de pacotille
et un photographe, interprété par Falardeau lui-même,
demeure un moment d'anthologie où le film distille tout le grotesque
de ce méprisable personnage en une seule et même farce
d'une remarquable éloquence. Le célèbre discours
télédiffusé d'Augusto Ricochet écorche la
politique étrangère américaine en Amérique
du Sud sans oublier de ridiculiser cette obsession de l'autorité
qu'entretiennent les Gratton de ce monde.
Bien sûr, la forme de l'ensemble laisse quelque peu à désirer.
Elvis Gratton n'est en fait même pas un film, mais plutôt
l'assemblage l'un à la suite de l'autre de trois courts métrages:
Elvis Gratton, Les vacances d'Elvis Gratton et Pas
encore Elvis Gratton. Ces origines expliquent la nature fragmentée
de ce qui se limite en fin de compte à une simple collection
de sketches inégaux mettant en vedette un archétype merveilleusement
bien campé. Réalisé sans grande ingéniosité,
le film de Falardeau ne se démarque pas par sa grande beauté.
Mais lorsque le sujet est si laid, le contenant peut se permettre de
l'être un peu...
De cet homme vulgaire qui rêve de «vendre bin du gaz»
et refuse obstinément de perdre ses belles rocheuses, le Québec
moderne a encore plusieurs leçons à tirer. Contre-exemple
fermement implanté dans la conscience collective de tout ce qu'il
faut éviter pour espérer arriver un jour à un établir
Québec sain, Elvis Gratton demeure notre cauchemar le plus réel
et le plus terrifiant. On pourra toujours accuser Falardeau et Poulin
de s'en être pris à une cible facile en la personne de
ce roi du kétaine qui va se faire griller la bedaine
à Santa Banana. Mais leur film demeure une critique mordante,
méchante et fondamentalement juste d'une certaine réalité
québécoise. Certains rejetteront éternellement
le film de Falardeau sous prétexte qu'il manque de doigté,
mais il n'en demeure pas moins que l'on a affaire à un vrai classique
de la comédie québécoise dont l'humour fonctionne
toujours et dont le commentaire demeure pertinent.
Version française : -
Scénario :
Pierre Falardeau, Julien Poulin
Distribution :
Julien Poulin, Denise Mercier, Pierre Falardeau,
Yves Trudel
Durée :
89 minutes
Origine :
Québec
Publiée le :
23 Juin 2005