ELDORADO (2008)
Bouli Lanners
Par Louis Filiatrault
Est-il encore permis d'avoir du plaisir du cinéma? Il est évident
que oui, mais nous parlons ici d'un plaisir particulier, émergeant
de la création d'un espace étonnant, de personnages attachants,
ainsi que d'un certain degré d'émotion. C'est ce genre
d'expérience que revendique le Belge Bouli Lanners à travers
une démarche artistique tout à fait singulière
qui l'inscrit directement parmi les voix à suivre du cinéma
francophone. Avec Eldorado, son deuxième long-métrage,
l'acteur-réalisateur se réclame d'un héritage cinématographique
fort ainsi que d'une verve absurde des plus contagieuses. À l'instar
de l'étrange Rumba, autre production d'ascendance belge
réalisée cette année, il affirme haut et fort un
sens de l'humour visuel et une sensibilité douce-amère
d'une grande fraîcheur.
Eldorado, c'est d'abord et avant tout un conte relaté
avec la plus grande habileté, tirant le meilleur parti de ses
maigres 80 minutes de durée. La forme du road-movie, qui tend
à injecter dynamisme et variété au sein des films
les plus disparates, y est bien sûr pour quelque chose. Mais c'est
aussi l'imagination avec laquelle se déploient les divers moments
du récit qui provoque le ravissement. Déjà délicieusement
improbable, la prémisse (celle d'un garagiste escortant un jeune
paumé de son coin reculé de la campagne jusqu'en ville)
s'enrichit de développements insolites, renforçant une
atmosphère de doux délire sans pourtant basculer dans
le domaine de l'invraisemblable. Tour à tour, les rencontres
et les escales de nos deux héros semblent enraciner davantage
des mines traduisant l'ahurissement le plus complet, jusqu'à
les voir délaisser tout raisonnement et simplement suivre le
cours des choses.
Déjà largement identifié par la presse comme une
sorte de croisement entre l'errance de Wim Wenders et le décalage
d'Aki Kaurismäki, le style de Lanners s'avère digne de ces
comparaisons sans non plus y être contraint. Les premières
minutes du film donnent le ton allègrement: sachant qu'un individu
se cache dans sa chambre, le personnage interprété par
le réalisateur fait d'abord preuve d'une agressivité nerveuse,
bien déterminé à éjecter l'intrus ; mais
des ellipses nombreuses font sentir le passage du temps et l'impuissance
totale du héros dans cette étrange situation. La violence
du comportement fait alors place au dialogue, puis au germe d'une amitié.
En poussant un peu, le monde vu par Bouli Lanners présenterait
des hommes égaux dans leur parfaite incapacité à
résoudre les problèmes les plus aigus, interpréter
les mystères les plus tenaces, et seraient des créatures
solitaires n'ayant espoir de trouver le salut que dans la compagnie
des autres. Cette vision se transmet au cinéma par un travail
de cadrage tout à fait stupéfiant, découpant savamment
ces personnages plongés dans des lieux hostiles, et par une multiplication
des silences de malaise, si révélateurs de nos réactions
devant ce que l'on ne saurait commenter.
Bien sûr, il serait fautif de voir en Eldorado une oeuvre
d'un aboutissement artistique complet. Sans contredit, le film se conclut
de façon abrupte, abandonnant ses personnages devant un abîme
de désespoir dont il ne prend pas le temps de bien définir
les tenants et aboutissants. Mais ce vide clinique, le cycle d'absurdité
rappelé par ce dénouement s'avère tout de même
étrangement approprié ; les scènes précédentes
ne nous ont-elles pas fait traverser un univers désolé,
peuplé de spécimens meublant leur existence des façons
les plus iconoclastes? C'est peut-être alors un certain pessimisme
qui, contrant les meilleurs espoirs du spectateur, laisse un peu froid.
La bonne foi du cinéaste se révèle néanmoins
dans la grande sincérité du traitement des scènes
plus émotives, complexifiant la gamme véhiculée
en insufflant aux airs les plus amorphes une triste connotation. Eldorado
peut alors se lire tout simplement comme un refuge provisoire des atrocités
d'un monde dépassant l'entendement, un moment de communion par
le rire doublé d'une honnête méditation sur la mortalité
de l'homme. Il ne reste qu'à souhaiter que Bouli Lanners pousse
ses préoccupations et son admirable mise en scène jusqu'à
l'achèvement qu'elles méritent... et qu'il nous réserve
autant de gags formidables pour mieux faire passer la pilule.
Version française : -
Scénario :
Bouli Lanners
Distribution :
Bouli Lanners, Fabrice Adde, Philippe Nahon, Didier
Toupy
Durée :
80 minutes
Origine :
France, Belgique
Publiée le :
18 Novembre 2008